Témoignage de A.S. BALACHOWSKY

Le Block des cobayes de Buchenwald

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Alfred Serge Balachowsky

Parmi les nombreux crimes commis par le régime hitlérien, les expériences effectuées sur les détenus des camps de concentration furent particulièrement odieux tant par leur cynisme que par leur cruauté. Il ne s’agissait pas en effet d’actes de sauvagerie individuelle dus à l’initiative de quelques médecins sadiques mais d’une vaste organisation d’État officialisée par des lois et des décrets.

C’est en octobre 1941 que le Reichsführer Himmler créa dans le cadre des Waffen SS la section de recherches n° 5 de Leipzig (Versuchung Sektion n° 5) par laquelle il était autorisé à utiliser les détenus des camps de concentration pour des expériences « intéressant la défense du Reich ».

Hitler et Himmler déléguèrent leur pouvoir à un Conseil d’administration pour diriger cette section qui comprenait non seulement des médecins hitlériens de haut rang mais aussi quelques autres comme le Dr Handloser, général inspecteur du service de Santé de la Wehrmacht. C’est ainsi que l’on trouve mêlés à d’authentiques criminels nazis, des médecins militaires de l’armée régulière allemande dans toutes les décisions et programmes d’expériences ou des milliers de détenus trouvèrent une mort souvent dramatique.

Himmler à Buchenwald
Himmler à Buchenwald

Les expériences toutes décidées sur programme par la V.S. étaient exécutées dans les principaux camps : Buchenwald, Auschwitz, Struthof, Dachau, Belsen et dans quelques « kommandos » satellites. Les ordres étaient transmis aux médecins SS responsables par l’intermédiaire d’un « Inspecteur général » le médecin SS Oberstfürher Mugrowsky (pendu en 1950) que j’ai eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois à Buchenwald alors que j’étais détenu au Bl. 50 sous le matricule 40449.

Joachim Mrugowsky - source : http://la-loupe.over-blog.net
Joachim Mrugowsky – source : http://la-loupe.over-blog.net

Ce block était dirigé par le médecin SS. Sturmbannführer Erwin Ding-Schuler. Son effectif se composait de 66 détenus de toutes nationalités, sélectionnés principalement pour leurs connaissances médicales ou scientifiques. Il avait comme attribution la fabrication et l’amélioration des vaccins utilisés par la Wehrmacht pour lutter contre le typhus exanthématique qui décimait les armées du front allemand de l’Est.

C’est ainsi que le 28 avril 1944 je fus sorti du fond du tunnel de Dora où j’avais perdu en 4 mois près de la moitié de mon poids normal, pour travailler au Block 50 de Buchenwald. Il me faudrait bien des pages pour décrire mon expérience au Bl. 50 et tout ce que j’ai pu y apprendre concernant les rouages les plus intimes et complexes de la machine nazie.

Aujourd’hui je me bornerai à rappeler quelle fut la nature des principales expériences, faites sur les détenus de Buchenwald. C’est sur ce thème que j’ai témoigné le 29 février 1946 au nom de la déportation, au Procès des grands criminels de guerre de Nüremberg.

Alfred Serge Balachowsky témoignant au procès de Nuremberg
Alfred Serge Balachowsky témoignant au procès de Nuremberg

En dehors du Bl. 50, le Dr Ding dirigeait également le Block 46 de Buchenwald, connu par les détenus sous le nom de « Block des cobayes ». Si les deux blocks (46 et 50) étaient complètement séparés l’un de l’autre et n’avaient aucun contact humain entre eux, leur administration était commune. Le secrétariat était assuré par les « Schreiber » du block 50, toute la correspondance avec l’extérieur, les archives, les commandes de matériel, les documents et les rapports d’expériences étaient centralisés au Bl 50. Ces derniers étaient établis avec graphiques et photostats sur les fiches fournies par le Kapo Dietszch, chef du Bl. 46 et une des plus sinistres figures du camp de Buchenwald.

Erwin_Ding_NS-Arzt_Buchenwald
Erwin Ding-Schuler

Le Bl. 46 fut aménagé pour recevoir 400 détenus en permanence; il était complètement isolé, entouré de fils de fer barbelés, ses portes et fenêtres étaient closes de jour comme de nuit. Les détenus y étaient enfermés une fois pour toute, ils ne pouvaient plus en sortir et n’étaient soumis à aucun appel. À l’intérieur, il régnait un silence mortel, les conversations étaient interdites par le kapo Dietszch qui avait la phobie du bruit, le moindre chuchotement était sanctionné par des châtiments corporels exemplaires.

A leur entrée au Bl. 46, les détenus perdaient leurs numéros de matricule pour en recevoir un nouveau correspondant à celui qui sera inscrit sur les registres d’expérience (« Protokol ») après leur mort ! D’hommes ils devenaient « cobayes » et après leur assassinat, seul le numéro de matricule reçu au Bl. 46 sera transmis au fichier du camp et leur véritable identité aura disparu.

Si les « cobayes » survivaient aux expériences, ils étaient exécutés par une piqûre intracardiaque d’une solution concentrée de phénol administrée par le Dr Ding, le kapo Dietszch ou un de leurs adjoints, le secret était ainsi bien gardé, tout au moins en apparence. Le recrutement des « cobayes » se faisait également par la V.S.5 sur des listes adressées au chef du camp.

Dans les premières années (1941-1943) il comprenait principalement des détenus allemands de droit commun (V) ou des criminels (S.V.). A partir de la fin de 1943, on y sacrifia également des détenus politiques de toute nationalité, notamment des Russes et des Français.

Parmi les principales expériences qui furent poursuivies au Bl. 46, nous citerons :
– les expériences sur le typhus exanthématique,
– les expériences sur la médication des brûlures au phosphore,
– les expériences sur les hormones sexuelles administrées aux « homosexuels »,
– les expériences sur les œdèmes de carence,
– des interventions chirurgicales d’ordre médico-légal.

Tout un personnel silencieux exécutait ces expériences avec discipline; au Bl. 46, il était presque exclusivement composé de détenus allemands. Dans d’autres camps, des expériences non moins diaboliques furent ordonnées par la V.S.5, notamment la résistance au froid et au gel demandée par la Direction générale de la Luftwaffe (Dachau), les expériences sur la stérilisation des hommes et des femmes (Struthof, Auschwitz), etc.

Je me bornerai à donner ici un bref aperçu sur les expériences faites sur le typhus exanthématique à Buchenwald. Pour la fabrication des vaccins on maintenait en permanence au Bl. 46 une collection de souches de typhus, les unes très virulentes, les autres plus atténuées désignées sous le nom de Bu I, II, III, etc. (Bu = Buchenwald). Plus de 12 souches furent ainsi enregistrées et maintenues en permanence par passage d’homme à homme.

Le typhus était transmis pour chacune des souches, d’un individu artificiellement infecté à un individu sain par « passage », c’est à dire par une injection de 0,5 à 1 cc de sang virulent. La mort du porte-souche intervenait en général de 12 à 18 jours après l’injection. Plus de 600 détenus ont été ainsi sacrifiés comme « porte-souches » en deux ans.

Les expériences sur la valeur respective des différents vaccins utilisés par l’armée allemande (de fabrication allemande, française, danoise, italienne, hollandaise, etc.) étaient également poursuivies avec régularité au Bl. 46. Elles portaient pour chaque série sur 50 à 100 détenus dont un quart servait de « témoins » et ne recevait aucune vaccination préventive. Les autres infectés après vaccination mouraient dans un délai variable selon la valeur réelle du vaccin.

Les rares survivants étaient exécutés ou servaient à d’autres expériences, en tout cas ils ne retournaient jamais dans le camp. Plus d’un millier de détenus furent ainsi sacrifiés dont 156 en mai 1944.

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Ruines du Block 50 – sources : http://www.scrapbookpages.com
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Ruines du Block 50 – sources : http://www.scrapbookpages.com

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces expériences et sur d’autres d’ampleur moindre, mais qui entraînèrent la mort de centaines de camarades. Habitués à une discipline automatique où toute initiative était exclue, les chefs du Bl. 46 ne détruisirent pas leurs registres d’expériences qui tombèrent intacts le 11 avril 1945 aux mains des alliés. Il en fut de même dans les autres camps. Tout le système admirablement consigné est resté en place ! Le simple classement et la remise en ordre de ces sinistres archives permit donc de faire le procès des criminels sur « documents ». Nos témoignages ne sont venus que confirmer ce qui était resté clairement consigné dans les rapports ou la correspondance !

Les vingt grands criminels de guerre traduits devant la haute cour de justice de Nüremberg furent particulièrement attentifs à ma déposition qu’ils écoutèrent en silence, le visage crispé. Sans doute virent-ils défiler les spectres des milliers de victimes et avec eux les crimes impardonnables dont ils eurent la pleine responsabilité. Les preuves et les dépositions furent accablantes pour le régime nazi et non moins excusables pour le peuple allemand qui l’avait toléré et soutenu.

A.S. BALACHOWSKY, Professeur au Museum National d’Histoire Naturelle de Paris (KLB-F-40449)

Texte publié en avril 1965 dans Le Serment N° 65

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