Gandersheim, un kommando de Buchenwald parmi tant d’autres
Extrait du livre L’espèce humaine de Robert Antelme
Dans son livre publié en 1947, L’espèce humaine (Editions de la Cité Universelle), Robert Anterlme a dit comment des hommes ont pu y survivre. ” L’horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent… ” indique R. Antelme dans l’avant-propos. C’est sans doute à cause de cela que ce livre implacable et sans concessions restera l’un des plus poignants témoignages de la déportation et un acte d’accusation terrible. Nous avons extrait de cet ouvrage, non pas un passage des plus douloureux et des plus pénibles, lesquels constituent pourtant l’essentiel, mais au contraire l’un des plus réconfortants. Nous sommes donc à Gandersheim durant l’hiver 1944-1945; le déporté Gaston organise une séance récréative pour le dimanche suivant, ce qui, précise l’auteur, est arrivé trois ou quatre fois :
” Gaston Riby était un homme qui approchait de la trentaine. C’était un professeur. Il avait une figure massive avec des mâchoires larges. Il était passé lui aussi par le zaun-kommando puis par l’usine.
A ce moment-là, il travaillait avec quelques autres dans ce qu’ils appelaient la mine. C’était un tunnel-abri que les S.S. faisaient creuser dans la colline au pied de laquelle se trouvait leur baraque. Les types de la mine revenaient chaque soir couverts de terre et épuisés. Malgré les coups que nous pouvions recevoir au transport-kolonne, nous n’avions pas la même tête qu’eux. Nous pouvions essayer de parer les coups, chercher la planque dans l’usine pour une heure ou deux. Eux étaient dans le tunnel et devaient extraire la terre du matin au soir avec le morceau de pain du matin dans le ventre.
Quand Gaston rentrait au block, souvent il avait à peine la force de boire sa soupe et aussitôt il allait s’étendre sur la paillasse et ses yeux se fermaient. Pourtant, la bête de somme qu’ils en avaient fait, ils n’avaient pas pu l’empêcher de penser en piochant dans la colline, ni de parler lourdement avec des mots qui restaient longtemps dans les oreilles.
Il n’était pas seul dans le tunnel; il y en avait d’autres qui piochaient à côté de lui et qui charriaient la terre et qui, comme lui, le matin, avaient quand même un peu plus de force que le soir. Le contremaître civil pouvait promener dans le tunnel sa capote de futur Volksturm et sa petite moustache noire et gueuler et pousser le travail, il ne pouvait pas empêcher les mots de passer d’un homme à l’autre.
Peu de mots, d’ailleurs; ce n’était pas une conversation que ces hommes tenaient, parce que le travail de la mine ne se faisait pas par groupes homogènes, et chacun ne pouvait donc pas rester auprès du même copain plusieurs heures de suite. Les phrases étaient hachées par le rythme du travail à la pioche, le va-et-vient de la brouette. Et c’était trop fatiguant de tenir une véritable conversation. Il fallait faire tenir ce qu’on avait à dire en peu de mots.
Gaston devait dire ceci : – Dimanche, il faudra faire quelque chose, on ne peut pas rester comme ça. Il faut sortir de la faim. Il faut parler aux types. Il y en a qui dégringolent, qui s’abandonnent, ils se laissent crever. Il y en a même qui ont oublié pour quoi ils sont là. Il faut parler.
Ça se passait dans le tunnel, et ça se disait de bête de somme à bête de somme. Ainsi, un langage se tramait, qui n’était plus celui de l’injure ou de l’éructation du ventre, qui n’était pas non plus les aboiements des chiens autour du baquet de rab. Celui-là creusait une distance entre l’homme et la terre boueuse et jaune, le faisait distinct, non plus enfoui en elle mais maître d’elle, maître aussi de s’arracher à la poche vide du ventre. Au cœur de la mine, dans le corps courbé, dans la tête défigurée, le monde s’ouvrait.
Il faisait de plus en plus sombre dans le block. Autour du poêle quelques-uns se chauffaient. La plupart des autres étaient étendus sur leur paillasse. Ils savaient que cet après-midi, il y aurait ” quelque chose ” et ils attendaient. Gaston est allé avec un copain prendre derrière le block un des panneaux qu’on avait transportés depuis le talus de la voie ferrée. Quand ils sont revenus, ils ont posé le panneau boueux sur le premier étage des deux châlits, près de la porte de la stube. C’était le tréteau.

Comme il faisait très sombre, Gaston a allumé une petite lampe à huile – c’était une boîte de métal remplie d’huile de machine dans laquelle trempait un morceau de mèche – et l’a posée, sur un montant du châlit, au-dessus du tréteau. La lumière éclairerait de cette façon le copain qui serait sur le panneau.
Gaston s’affairait silencieusement. Les autres, de leur paillasse, soulevaient la tête et suivaient des yeux les gestes de Gaston. Ceux qui étaient autour du poêle jetaient de temps à autre un coup d’œil sur le tréteau et la lampe à huile tout en ne cessant de surveiller leurs épluchures qui grillaient. Francis aussi devait y participer. Il devait dire des poésies. Il était assis sur sa paillasse qui se trouvait tout près du tréteau et, la tête dans les mains, il se récitait la poésie qu’il allait dire.
Quelque temps auparavant, Gaston avait demandé à des copains d’essayer de se souvenir des poésies qu’ils connaissaient et d’essayer de les transcrire. Chacun d’eux, le soir, allongé sur sa paillasse, essayait de se souvenir et, quand il n’y parvenait pas, allait consulter un copain. Ainsi, des poèmes entiers avaient pu être reconstitués par l’addition des souvenirs qui était aussi une addition de forces.
Lancelot – un marin qui était mort peu de temps avant cette réunion – avait transcrit les poèmes sur des petits bouts de carton qu’il avait trouvés au magasin de l’usine.
Gaston est monté sur le tréteau. La petite lueur de la lampe à huile éclairait à peine sa figure. Il avait enlevé son calot et son crâne apparaissait carré, osseux, écrasant son visage sans joues. Son rayé était sale, ses souliers boueux. Gaston paraissait encore plus pesant, debout sur la planche. Il ne savait trop quoi faire de ses mains qu’il laissait pendre le long de son corps ou qu’il frottait de temps en temps l’une contre l’autre. Les conversations des copains se poursuivaient à voix plus basse, mais maintenant, ils regardaient vers Gaston.
Gaston dit à peu près ceci : ” – Camarades, on a pensé qu’il était nécessaire de profiter d’un après-midi comme celui-ci pour se retrouver un peu ensemble. On se connaît mal, on s’engueule, on a faim. Il faut sortir de là. Ils ont voulu faire de nous des bêtes en nous faisant vivre dans des conditions que personne, je dis personne, ne pourra jamais imaginer. Mais ils ne réussiront pas. Parce que nous savons d’où nous venons, nous savons pourquoi nous sommes ici. La France est libre mais la guerre continue, elle continue ici aussi. Si parfois il nous arrive de ne pas nous reconnaître nous-mêmes, c’est cela que coûte cette guerre et il faut tenir. Mais pour tenir, il faut que chacun de nous sorte de lui -même, il faut qu’il se sente responsable de tous. Ils ont pu nous déposséder de tout mais pas de ce que nous sommes. Nous existons encore. Et maintenant, ça vient, la fin arrive, mais pour tenir jusqu’au bout, pour leur résister et résister à ce relâchement qui nous menace, je vous le redis, il faut que nous nous tenions et que nous soyons tous ensemble. “
Gaston avait crié cela d’un trait, d’une voix qui était devenue progressivement aiguë. Il était rouge et ses yeux étaient tendus. Les copains aussi étaient tendus et ils avaient applaudi. Les droit-commun avaient l’air stupéfaits et ne disaient rien. Ces phrases étaient lourdes dans le block. Elles semblaient venir de très loin. On oubliait la soupe, on n’y pensait plus. Et ce que l’on avait pu se dire seul à soi-même venait d’acquérir une force considérable pour avoir été crié à haute voix, pour tous.
Gaston qui était descendu du tréteau y remonta pour annoncer que des copains allaient chanter et dire des poèmes. Il annonça d’abord Francis. Francis monta sur la planche. Il était petit, beaucoup moins massif que Gaston. Il avait, lui aussi, enlevé son calot. Son crâne était plus blanc que celui de Gaston et sa figure plus maigre encore. Il tenait son calot dans sa main et paraissait intimidé. Il resta un instant ainsi, attendant que le silence se fasse, mais dans le fond du block les conversations continuaient. Alors, il s’est tout de même décidé à commencer. ” Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… “
Il disait très lentement, d’une voix monocorde et faible. – Plus fort ! criaient des types au fond de la stube. ” … Et puis est retourné plein d’usage et raison… ” Francis essayait de dire plus fort, mais il n’y parvenait pas. Sa figure était immobile, triste, ses yeux étaient fixes. L’hiver du zaun-kommando était imprégné dessus; sur sa voix aussi qui était épuisée. Il mettait toute son application à bien détacher les mots et à garder le même rythme dans sa diction.
Jusqu’au bout il se tint raide, angoissé comme s’il avait eu à dire l’une des choses les plus rares, les plus secrètes qu’il lui fût jamais arrivé d’exprimer; comme s’il avait eu peur que, brutalement, le poème ne se brise dans sa bouche. Quand il eut fini, il fut applaudi lui aussi par ceux qui n’étaient pas trop loin de lui.
Après Francis, Jo chanta une chanson. ” Sur les fortifs, Là bas, Là bas.” Jo, lui, chantait d’une voix forte, un peu nasillarde et grasseyante en même temps. Jo eut beaucoup de succès et cela incita les autres à venir chanter à leur tour. Pelava qui était bien plus vieux que nous tous et qui avait de l’œdème aux jambes descendit péniblement de sa paillasse et vint chanter la “Toulousaine”. Bonnet, qui lui aussi était plus vieux, vint chanter “Le temps des cerises “.
On se succédait, sur le panneau. La lumière était venue dans le block. Le poêle avait été pour un moment abandonné. Il n’y avait pas d’épluchures dessus. Les copains s’étaient groupés autour du tréteau. Ceux qui d’abord étaient restés allongés sur leur paillasse s’étaient décidés à descendre. Si quelqu’un à ce moment-là était entré dans le block, il en aurait eu une vision étrange. Tous souriaient.”
Texte publié en août 1961 dans Le Serment N° 48