Témoignage de ANNE BURDO-AQUENIN

Du ghetto de Varsovie au camp de Buchenwald : la traversée de l’enfer nazi (1ère partie)

Dans la tristesse du départ de Lise London, une lumière s’est allumée : la rencontre avec l’une de ses camarades de camp de Hasag, Anne Burdo-Aquenin. Sculpteur, mosaïste, peintre de renommée internationale, d’une grande culture et d’un tempérament chaleureux, Anne a traversé toutes les épreuves de l’antisémitisme polonais et de la déportation, la conduisant du ghetto de Varsovie jusqu’à Buchenwald-Leipzig, en passant par Maïdanek et Skarzisko-Kamienna.
Née à Byalistok le 10 novembre 1922, d’une famille de la bourgeoisie juive polonaise, Anne est la fille d’Henrik Burdo, exportateur de bois de construction et de Genia Mejlach, qui met un terme à ses fonctions de professeur pour s’occuper de leurs deux filles Anne et Betty. Anne est inscrite au lycée juif Lubinski de Varsovie, et comptera parmi ses professeurs Emmanuel Ringelblum, plus tard l’un des grands héros de l’insurrection du ghetto de Varsovie.
Août 1939, le pacte germano-soviétique est signé, la guerre est imminente. La mobilisation générale est déclarée et le 1er septembre l’armée pénètre dans Varsovie.
Dès ce jour, Anne assiste au bombardement de la capitale par l’aviation nazie. Au bout de trois semaines, la ville brûlée, affamée et meurtrie, se rend.
Anne voit défiler les troupes de vainqueurs en uniforme impeccable, casques luisants et bottes rutilantes, alors que la cavalerie polonaise s’est jetée contre les tanks allemands et a pratiquement complètement péri. En novembre, les nazis opèrent la première grande rafle des élites et des intellectuels. Le père d’Anne doit se présenter à la Kommandantur, afin d’obtenir un Ausweis pour poursuivre son activité ; il en revient battu, humilié, la tête rasée en croix gammée. La famille décide de le faire partir pour Byalistok, où sa femme et ses filles le rejoindront. Le moment venu, en décembre 1939, le passeur supposé les guider les lâche et elles se retrouvent seules, dans un froid tel, que la petite Betty a les deux mains gelées et ne peut plus poursuivre le chemin. Toutes trois retournent à Varsovie dans leur appartement dévasté sans rien pour se chauffer, avec des rationnements de plus en plus durs.
La vie ne sera plus qu’une succession de déménagements vers des endroits toujours plus exigus, sous les fils barbelés qui entourent déjà le ghetto. En novembre 1940, ordre est donné de rejoindre l’intérieur du périmètre du ghetto. Anne, Betty et leur mère reçoivent la maigre soupe distribuée par le Judenrat, et il faut se débrouiller pour survivre. Anne, presque âgée de vingt
ans, parvient à se faire engager dans le laboratoire pharmaceutique Kowalski, qui fabrique de l’aspirine et grâce à une serviette à double fond que possédait son père, réussit à échanger quelques objets entre l’usine et le ghetto, ce qui les aide à survivre. Mais la faim, le froid, la maladie, le désespoir vont grandissant et Anne voit sa jeune soeur s’affaiblir irrémédiablement. Celle-ci meurt de faim à l’hôpital du ghetto de Varsovie en mars 1942 et sera mise en terre par sa mère et sa soeur ; une plaie béante dans la vie d’Anne qui ne se refermera jamais.
Le père d’Anne parvient à revenir à Varsovie. Il se désespère de la mort de sa cadette et de la misère des siens. Par chance, Madame Burdo possède une machine à coudre Singer et se fait engager avec sa fille chez Toebbens, pour lequel les plus célèbres couturiers du ghetto créent des ateliers de haute couture et qui, en ces temps de guerre, confectionne et restaure les uniformes de l’armée allemande. La cadence des rafles augmente. Le 13 août 1942, le père d’Anne disparaît, le même jour que le docteur Janusz Korczak, qui a tenu à accompagner les enfants de son orphelinat jusqu’au bout du voyage. Désormais, Anne et sa mère sont seules au monde. Un cheminot polonais donne le nom de Treblinka, «camp dont personne ne revient…. et autour duquel, dit-il, plane une horrible odeur dans les forêts alentours »
Les sélections s’accélèrent et une gare spéciale est aménagée en Umschlagsplatz (place de rassemblement) pour convoyer les juifs vers les camps de la mort. Le couturier Toebbens, fin mars 1943, se prête aux exigences nazies qui lui réclament 10.000 ouvriers et ouvrières pour partir constituer une « unité de travail de confection » ailleurs. La fatalité épargne encore Anne et sa mère. Deux semaines plus tard, l’insurrection du ghetto commence et elles assistent pendant trois semaines, impuissantes, au spectacle des incendies, des tirs et des explosions.
Le 3 mai 1943, c’est leur tour. Leur calvaire de déportation débute et les conduit, à travers une ville hostile et un ghetto fumant où partout règne la désolation, jusqu’à la Umschlagsplatz, où des milliers de femmes, d’enfants, de vieillards attendent et au milieu desquels gisent quelques cadavres. Le voyage est atroce, les gens sont entassés à en perdre connaissance, la raison pour certains, la vie pour d’autres. Une fois arrivées dans une gare inconnue, Anne et sa mère, à demi nues, descendent du wagon et se jettent sur une flaque d’eau boueuse, la seule chose à boire, puis au pas de course et sur une longue distance, sous les hurlements des nazis et les aboiements de leurs chiens, rejoignent un immense enclos de barbelés, ponctué de miradors, où s’alignent les uns après les autres, les baraquements et d’où s’élève tel le phare du diable l’immense cheminée de Maïdanek. Entièrement dévêtues, la sélection commence, droite gauche, droite-gauche ; Madame Burdo part à droite, Anne à gauche. Elle dit aux SS : “Laissez-moi aller avec ma mère, je n’ai plus qu’elle au monde” . Ils la repoussent en répliquant que sa mère part pour un travail plus facile… Anne reçoit sa robe rayée et son matricule. La vue de toutes ces mères ukrainiennes et biélorusses, tenant dans leurs bras ou pendus à leurs haillons, des enfants affamés et assoiffés suppliant une goutte d’eau, achève de faire sauter les derniers verrous de sa foi en Dieu. Du camp de Maïdanek, elle garde le souvenir d’un immense désert sans arbre ni arbuste, qui l’a rendue définitivement orpheline et lui a appris à se demander, si survivre était nécessairement la meilleure chose. Aujourd’hui encore, Anne Aquenin, qui a perdu toute sa famille, remercie le destin d’avoir épargné tant de souffrances à sa mère.
En août 1943, deux convois se forment à Maïdanek, l’un vers Auschwitz, l’autre vers un camp inconnu. Anne se trouve dans ce dernier et part pour Skarzisko- Kamienna, où s’ouvre pour un an un nouveau chapitre de sa déportation. Un camp très dur lui aussi où à sa grande surprise, des silhouettes cadavériques avec des enflures montant des pieds jusqu’à la poitrine côtoient celles de détenus, jaunes de haut en bas. C’étaient les esclaves qui, 14 heures par jour, maniaient sans protection ni masque l’acide picrique utilisé pour la fabrication d’obus. Du camp de Skarzisko-Kamienna, Anne dit : « s’il n’était pas à la pointe de la cruauté, il était à la pointe de la pourriture. Ne recevant même pas la ration minimum d’un camp de concentration, la prostitution pour un morceau de pain était chose courante.» Anne fut affectée aux ateliers de couture fabriquant d’immenses toiles de parachutes et à d’autres travaux. Durant l’automne 1943, elle fut envoyée avec une colonne de détenues nettoyer les abords d’une route et d’une forêt et vit passer des camionnettes avec des petites fenêtres grillagées. Après ces passages, une odeur de chair brûlée envahissait la forêt pénétrant jusque dans les baraquements de Skarzisko, et il était impossible d’ignorer les grands feux qui se voyaient depuis un certain angle du camp. Anne attrapa le typhus exanthématique et fut sauvée de la sélection définitive par l’humanité d’un détenu de l’infirmerie que ses camarades avaient surnommé “une Rose sur les ordures”.
Fin juillet 1944, un nouveau départ ferroviaire conduisit Anne jusqu’à Hasag-Leipzig, le plus grand kommando de femmes de Buchenwald. Un jour, une Française entra dans le block des détenues polonaise juives, demandant si quelqu’un parlait français. C’était Lise London. Elle s’avança vers Anne lui tendit la main et lui demanda : «Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?», autant de questions et de bienveillance qu’Anne n’avait plus entendues depuis le ghetto de Varsovie. Lise s’intéressa d’emblée à l’histoire d’Anne, lui parla de son mari, “un Juif tchèque” lui expliqua-t-elle, lui racontant qu’elle-même avait été déportée en tant que résistante. Ainsi naquit entre ces deux femmes une grande amitié que la vie ne devait jamais démentir. Lise travaillait au block des Françaises dont elle était Stubedienst, Anne à l’usine d’Hasag de munitions, forant et graissant 12 heures par jour des pièces d’obus avec des chiffons. Lise lui demanda d’en rapporter autant que possible au block des Françaises, et ainsi furent confectionnés les matricule. La vue de toutes ces mères ukrainiennes et costumes du Don Juan de Molière, que Lise montait clandestinement pour la Noël 1944. Déguisements avec des bouts de tissus, gâteaux réalisés à partir de réels trésors dont chacune se séparait, – un peu de confiture, de margarine, de pain- ainsi surgirent dans cet univers de misère quelques heures de magie, où l’humanité n’était plus un vain mot. Anne le répète : “Lise m’a sauvée du désastre de perdre l’âme”.
Le 13 avril 1945, son kommando fut évacué. Une marche meurtrière s’ensuivit sans rien d’autre à manger que de l’herbe arrachée et des patates crues germées. Au cours d’une halte nocturne, Anne décida de ne pas repartir et s’enfuit avec deux camarades polonaises Liliane et Danka. Elles poursuivirent leur chemin vers l’ouest jusqu’à Chemnitz, mangeant ce qu’offrait la nature ou une ferme abandonnée, jusqu’au moment où elles virent, postés à côté d’un pont précédant un village, des hommes en treillis et casques plats… ceux des Américains. Après quelques palabres et explications, elles purent traverser le pont et rejoindre la structure d’accueil des prisonniers de guerre français. Le village était rempli de gens déplacés, des Belges, Hollandais, Polonais et autres, qui devaient attendre la jonction entre les Américains et les Soviétiques pour pouvoir se déplacer. Anne put enfin monter dans un convoi qui l’emmena à Paris où elle fut accueillie le 8 mai à l’hôtel Lutétia, avant d’être envoyée en maison de repos près de Grenoble et d’entamer, quelques mois plus tard, des études aux Beaux Arts et d’ouvrir un nouveau chapitre de sa vie.

Agnès Triebel

(Article réalisé à partir du rapport d’Anne Burdo-Aquenin et de l’interview réalisé le 7 juin 2102 à son domicile parisien)

Texte paru dans Le Serment N°345