Boris Taslitzky arrive à Buchenwald le 6 août 1944, matricule 69022. Il est né à Paris de parents émigrés de Russie après la révolution de 1905. Son père, ingénieur, engagé volontaire, tombe sur le front de la Première Guerre mondiale. Pupille de la Nation, Boris est élevé par sa mère. Il commence à peindre à l’âge de 15 ans et entre à l’École nationale des beaux-arts en 1928. Il adhère à l’Association des Artistes et Écrivains révolutionnaires (AEER) en 1933, puis au Parti communiste en 1935. Il est mobilisé à Meaux en 1939, et fait prisonnier en 1940. Il s’évade et rejoint la Résistance dans le mouvement Front national de lutte pour la libération et l’indépendance de la France. En octobre 1941, au lendemain de l’assassinat de 27 otages communistes dans la carrière de Châteaubriant (Loire Atlantique), et bien que n’ayant pas assisté aux fusillades, Boris réalise un tableau représentant Jean-Pierre Timbaud, l’un des fusillés, debout, les vêtements en loques et les mains liées dans le dos. En novembre 1941, il est arrêté et condamné à deux ans de prison pour avoir fait « des dessins destinés à la propagande communiste ». Il est incarcéré dans la prison de Riom et interné au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe, où il peint les baraques des prisonniers. L’archevêque de Toulouse ayant fourni la peinture, il décore la chapelle du camp. Il fait du Christ le symbole de l’homme résistant pour la liberté de la France, bafoué pour ses idées, solidaire des souffrances du peuple. En août, il est transféré au camp de Buchenwald, et sa première réaction est la suivante : « Il faut que je dessine cela. » Avec l’aide de la Résistance clandestine, il réalise cent onze dessins qui témoignent de la vie dans
le camp et qui seront édités par Aragon des 1946. « Si je vais en enfer, j’y ferai des croquis. D’ailleurs, j’ai l’expérience, j’y suis déjà allé et je l’ai dessiné », dira-t-il plus tard. Après la guerre, il expose ses œuvres inspirées par la Résistance et la Déportation et reçoit, en 1946, le prix Blumenthal de la peinture. Il devient secrétaire général de l’Union des arts plastiques, est un fervent défenseur du réalisme soviétique et dénonce le colonialisme.
Entre 1971 et 1980, il est enseignant à l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Il continue à peindre et à dessiner jusqu’à la fin de sa vie, témoin de son temps, avec des portraits, des paysages, des natures mortes, mais aussi des scènes historiques et des scènes de la vie quotidienne. Une plaque commémorative a été apposée à l’occasion du centenaire de sa naissance sur la façade de l’immeuble dans lequel il a habité, au 5, rue Racine, dans le 6e arrondissement de Paris.
Extrait de Buchenwald par ses témoins, Éditions Belin, 2004
Organisation de la lutte contre la déshumanisation
En dehors de ce que chacun de nous pouvait faire à titre personnel, poussé par l’impérieux besoin de s’exprimer en reflétant une part de la réalité ou bien d’en nier l’horreur par le refus déterminé de la subir, s’est présenté à certains esprits comme un devoir découlant de leurs responsabilités d’intellectuels, d’artistes, d’organiser des séances culturelles qui s’adresseraient à tout le collectif français et à travers lui à tous ceux qui entendaient notre langue.
Ceci posait bien des problèmes qui intéressaient la sauvegarde de nos compatriotes, touchaient à la discipline intérieure du camp tout entier, devaient contourner les interdits et relevaient donc de l’attention et des décisions de l’Organisation Clandestine Internationale au sein de laquelle s’exprimait le Comité des Intérêts Français.
C’était là une affaire qui touchait à la sécurité collective, présentait de multiples dangers, ne pouvait trouver sa solution que par un examen politique comportant l’analyse des possibilités du moment, l’examen du contenu de l’action à engager et demandait une mobilisation de forces non seulement culturelles, mais de sécurité ainsi que le choix judicieux du lieu et du jour possibles.
L’idée de donner un festival de poésie française allant de Charles d’Orléans aux poètes de la Résistance, est née de nos discussions à la table 2 du bloc 34. Sa réalisation se heurtait à bien des difficultés pratiques. Nous devions en informer la Direction Clandestine, ce qui se faisait par l’intermédiaire d’agents de liaison et demandait beaucoup de temps, puis il fallait prendre de multiples contacts afin de trouver qui savait par coeur et pouvait dire tels ou tels poèmes, organiser l’ordre chronologique du déroulement de la séance, lutter contre le refus de camarades qui pensaient inutile cette festivité s’adressant à des hommes épuisés de fatigue, de faim et de froid.
La séance fut un succès et c’est debout que spontanément nos camarades ont écouté les derniers poèmes, ceux de la Résistance, dans le flugel A du Bloc 34. Alors l’ idée a germé de procéder à un concours de poésie écrite dans le camp. C’est dans les Waschraurn que nous nous rencontrions pour en étudier les modalités pratiques. C’était le lieu le plus commode et le mieux secret, qui ne sentait pas plus mauvais que le camp lui-même et avait l’avantage d’être franchement ce qu’il était.

C’est parmi nos camarades accroupis que s’élaboraient nos projets culturels et parfois nous rêvions à ce que serait la Culture de notre peuple libéré. Nous y avons eu des discussions passionnées, parfois orageuses, des confrontations d’écoles et de tendances sous le regard pénétrant de Julien Cain, directeur de la Bibliothèque Nationale, qui souvent assistait à nos débats avec un calme olympien.
Le petit comité de lecture reçut un nombre impressionnant de poèmes de toutes sortes, de diverses qualités, tous émouvants et souvent maladroits et quelques-uns fort beaux. Ce fut Jean GANDRAY-RETY qui remporta le prix. Symbolique évidemment. Et il vint lire son grand poème dédié à la France lors de la séance qui clôtura le concours, un dimanche soir, avant l’appel au Bloc 34.
Parallèlement à ces activités d’ordre général bien d’autres s’effectuèrent qui eurent pour auditeurs des publics beaucoup plus restreints. Pineau parla de la poésie de Valéry à notre table. J’y fis une conférence sur l’évolution de la peinture en France au travers des siècles. Il nous arrivait durant les longues heures passées debout sur la Place d’Appel, dans le vent glacé, de parler des destinées possibles de la Culture avec un, deux camarades.
Pour certains ce fut l’éveil à des activités humaines qui jusqu’alors leur avaient été étrangères. Pris dans l’action collective de la Résistance, jamais nous n’avons cessé d’être des intellectuels, des artistes, et nous avons assumé en tant que tels nos obligations politiques et militaires, sans renoncer d’être ce que nous étions par formation, par éducation, par choix et par goût.
Texte publié en janvier-février 1980 dans Le Serment N° 132