Témoignage de Christian PINEAU

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Livres et littérature à Buchenwald

 Une vie littéraire à Buchenwald !

Quand il m’arrive, même devant des camarades, d’employer cette expression, je me vois regarder avec surprise. Comment des individus, affamés, harassés, morts de sommeil au retour de la place d’appel, pouvaient-ils se préoccuper de littérature ? Et pourtant l’expression ne dépasse pas mes souvenirs ! elle est à peine exagérée. Comment était-ce possible ?

Certains d’entre nous qui ont participé à cette forme supérieure de loisirs, d’une manière ou d’une autre, en sont encore à se poser la question. En réalité la réponse est simple. Quand les hommes sont accablés par l’horreur, quand les perspectives d’avenir sont sombres, quand rôde la mort, ils ont besoin de penser à autre chose, de se situer dans un autre monde.

Déjà, dans la vie courante, les individus ont besoin de loisirs pour échapper à leurs préoccupations, reposer non seulement leur corps mais leur esprit, et ce besoin n’est contesté ou ne devrait être contesté par personne ; à plus forte raison est-il une nécessité dans un camp de concentration.

Encore faut-il pouvoir le satisfaire, même partiellement, dans des conditions qui ne s’y prêtent guère. Je ne puis évidemment évoquer ici la vie de tout un camp, car, en dehors du « petit nègre » allemand qui était notre moyen d’expression commun, peu nombreux étaient ceux qui parlaient la langue de leurs camarades d’une autre nationalité, qui en partageaient les goûts et les coutumes.

Toutefois je tiens à évoquer un souvenir qui me procure encore une émotion: le 14 juillet 1944, les Français du block 34 avaient invité à déjeuner les soldats de l’armée soviétique qui, après quels avatars, s’étaient retrouvés à Buchenwald et qui, depuis ont tous péri, fusillés ou pendus.

Un déjeuner ! Si l’on peut dire ! Avec deux ou trois camarades nous avions réuni tout ce qui restait de nos colis – c’était l’époque où nous recevions les derniers – et, dans un grand chaudron prêté par les cuisines, nous avions préparé un étonnant mélange, une sorte de soupe épaisse, que nous avions fait mijoter sur le poêle du Flügel A. C’était néanmoins une préparation nourrissante sinon gastronomique. C’était surtout l’occasion d’un repas en commun avec les représentants d’une armée qui se battait pour nous délivrer.

Après le repas qui fut assez chaleureux, voire gai, pendant lequel nous oubliâmes nos misères, nous portâmes des toasts à notre amitié et à nos espoirs. Il n’était pas besoin de traduire de russe en français ou de français en russe – les mots que nous prononcions ; nous comprenions tous ce qu’ils signifiaient.

Mais la surprise des Français fut à son comble quand un soldat soviétique se leva et nous récita dans notre langue, une tirade entière du  » Misanthrope » de Molière. À vrai dire nous étions un peu confus car aucun des Français n’aurait été capable de citer en russe une seule phrase de Tolstoï ou de Tchekhov ; mais nous étions surtout émerveillés ; je n’hésite pas à écrire que, ce jour-là, la littérature universelle est entrée à Buchenwald par la grande porte.

Cet exemple est bien entendu exceptionnel et je ne puis maintenant m’exprimer qu’au nom des Français du camp. Or, beaucoup de ceux-ci se préoccupaient non seulement de loisirs mais de culture. Il reste à décrire les possibilités qui leur étaient offertes. Il faut distinguer ici entre les travaux individuels et les séances collectives.

En ce qui concerne les premiers, un certain nombre de livres parus après la guerre montrent que de nombreux déportés ont écrit pendant leur séjour au camp des oeuvres littéraires de qualité et surtout des poèmes. Pourquoi des poèmes ? Pour la raison simple que nous ne disposions ni du papier, ni du temps nécessaire pour écrire des romans ou des pièces de théâtre, même de simples contes.

Une seule exception à cette règle du court métrage, la Revue que nous montâmes au block 34 et jouâmes ensuite, au cours de l’hiver, dans plusieurs blocks de Français. J’avais été chargé du texte, Favier des décors, Darriet de l’arrangement musical. Les Allemands du camp disposaient d’instruments de musique et nous les avaient prêtés. À cela il fallait ajouter notre imagination et notre bonne volonté.

J’ai relu souvent le texte de cette Revue que j’ai conservé. Sa valeur littéraire était nulle, mais dans l’ambiance de cette nuit de Noël il évoquait nos peines, le ridicule de nos geôliers, les souvenirs de nos familles. Il était à la fois une revanche et un espoir, un éclat de rire et une larme versée sur notre destin.

Avec les choeurs tchèques, le quatuor Hewitt, le jazz de notre ami Darriet, nous avions composé un programme chargé d’émotion et nous l’exécutâmes devant quatre cents camarades qui oublièrent ce soir-là qui ils étaient, où ils étaient.

Pourtant, à quelques dizaines de mètres de nous, le krématoriurn crachait ses flammes dans la nuit. Mais la mort était, ce soir de Noël, enfermée au dehors. Il faut citer ici un élément propre à Buchenwald, la bibliothèque du camp. À vrai dire, le nombre des livres écrits en français était limité et les oeuvres proposées plutôt sévères : Euripide, Sophocle et Eschyle, avec le texte en grec et la traduction française, l’oeuvre poétique complète de Paul Valéry et quelques ouvrages de moindre intérêt.

Pourtant cet ensemble hétéroclite servit de base à des soirées au cours desquelles les Français du Block 34, réunis à la faible lueur d’une ampoule maculée, parlèrent de littérature avec un intérêt que l’on imagine mal aujourd’hui.

Les deux auteurs dont j’avais proposé l’étude n’étaient pas du genre dit « facile » : Jean Giraudoux et Paul Valéry ; le premier était mon parent, du second j’avais emprunté à la bibliothèque le précieux livre. Je ne me contentais pas de lire, mais je provoquais la discussion et celle-ci passionnait tout le monde.

Je me rappelle l’intérêt suscité par le « cimetière marin », oeuvre magnifique mais secrète, et la facilité avec laquelle mes camarades comprirent la magnifique comparaison entre les moutons du berger et ceux de la mer.

Que l’on ne croie pas surtout que le block 34, comme d’ailleurs les autres blocks des Français, était composé d’intellectuels. Beaucoup plus nombreux étaient les ouvriers que les bourgeois, les possesseurs d’un certificat d’études que les licenciés ès lettres. Mais, contrairement à une opinion répandue, la culture, même de la plus haute qualité, est accessible à la plupart des hommes pourvu qu’on le leur propose et qu’on sache les y intéresser.

J’écris cela pour ceux qui croient qu’il existe une culture au rabais, dite « populaire » et en profitent pour proposer au Peuple des oeuvres médiocres, voire dégradantes.

Ceux qui n’ont pas connu les camps de concentration auront du mal à imaginer que des hommes éreintés, disposant de quatre à cinq heures de sommeil par nuit, aient pu avoir le courage de veiller pour lire et discuter ainsi les oeuvres de grands écrivains. Je sais que, dans d’autres blocks, d’autres camarades organisaient des discussions sur les sujets les plus divers, mais le plus souvent d’ordre culturel. S’ils le faisaient, c’est que, plus ou moins consciemment, ils en éprouvaient le besoin.

Nous sommes ici au coeur de l’un des plus graves problèmes de la déportation, celui de la survie du corps grâce à la survie de l’esprit. L’objectif des nazis était clair ; avant de tuer notre corps, il fallait éteindre notre esprit, nous rendre semblables à ces bêtes qui, dans un wagon à bestiaux ou une étable puante, attendent sans révolte la mort inéluctable.

Cet objectif, ils l’ont parfois atteint car nombreux ont été les déportés qui ont perdu la vie dans une misère intellectuelle égale à leur misère physique. Parfois, mais pas toujours ! Car l’homme a la faculté de surmonter des misères inimaginables pour peu que son esprit reste intact et qu’il ait la volonté de le préserver. C’est là le secret de Buchenwald.

Grâce à une volonté collective d’organisation pour la survie, grâce à une solidarité presque toujours obtenue, une discipline consentie, nombreux ont été les camarades qui, la main dans la main, se sont aidés mutuellement à surmonter les obstacles et les dangers et qui, pour sauver leur corps, ont tenu à conserver leur digniter d’homme et la qualité de leur esprit. Ainsi une heure de littérature pouvait-elle valoir plus qu’une heure de sommeil.

Près d’un block espagnol

Le ciel, bleu et blanc, est ce soir
Un grand vase de Copenhague
Où la lune ronde divague.
Les feux brillent près du bois noir.
Autour de nous, comme une bague,
Les collines s’en vont s’asseoir
Comme la vague après la vague
Dans la brume où nul ne peut voir.
Tout est mystère, paix, silence,
Pourtant, plus d’une dure lance
Transperce ce sol sans échos.
Tout est silence, paix, mystère
Comme des soupirs de la terre
Dans l’air passent des flamencos

Richard LEDOUX – 49998 (novembre 1944)

Texte publié en janvier-février 1980 dans Le Serment N° 132