Témoignage de Daniel SAUVAGE

Le “Bauhof”

Il est certain que dans l’immensité de Buchenwald, il n’était pas possible de connaître l’ensemble des activités et des différences de régime pouvaient exister entre les différents kommandos: terrassiers ou tailleurs, “stubendienst”, bûcherons, cuisiniers.

Après le passage obligatoire au petit camp, j’arrive au block 40, flugel D. Appelé un matin à “l’Arbeitstatistick” avec mon ami Aristide Tellier, pour une affectation en kommando, je dis à Titide: “Ici tout est en bois, il faut se déclarer soit charpentier ou menuisier”; ce qu’il refusa, étant apprenti minotier; il avait 17 ans. Moi, je me déclarais menuisier de bâtiment étant bien persuadé qu’un ouvrier boulanger n’avait aucune chance. Le lendemain, nous recevions notre affectation, lui pour la cuisine, moi pour le “Bauhof”.

Le “Bauhof”
Ce kommando était une importante entreprise au service des SS et de la Police de Weimar. Les chantiers s’étendaient sur la droite en montant vers la “Tour Bismarck”, (1) entre les villas des SS et les garages des casernes SS. Il était composé de divers ateliers et d’importants dépôts de matériel. Deux équipes étaient uniquement composées de soldats soviétiques, exception faite de deux détenus français, tourangeaux tous les deux, Jacques Wagner chez les bûcherons, Alexis Cresson chez les couvreurs.

Le Kommando des bûcherons était très important avec leurs fardiers, les chevaux et les écuries, le tout disparaissant à moitié parmi un énorme tas de troncs d’arbres, qu’avalait une bruyante scierie. À côté, l’atelier des tailleurs de pierres, tous allemands, et le baraquement des couvreurs.

Plus près deux petits baraquements, l’un pour la fabrication du bois de “gazo” où s’occupaient deux français, dont notre regretté Louis Héracle, l’autre où s’affairait le coiffeur, un français également. Puis venait le plus grand baraquement qui abritait plusieurs ateliers. Celui de charpente en couvrait la moitié; jusqu’au bombardement j’y étais le seul français.

De chaque côté, les établis des ébénistes qui étaient tous français, René Turpin, Marcel Vittet, Lemarchand, qui fut tué lors du bombardement (24 août 1944) et un autre dont j’ai oublié le nom. Au milieu un tonnelier, minuscule soldat soviétique et un vieil allemand au triangle noir qui affûtait les outils.

Puis les bureaux, deux vitrés pour les SS et deux autres séparés pour le kapo et le “Schreiber” deux autrichiens, anciens des Brigades internationales en Espagne.

Sous ce baraquement une forge avec deux forgerons français, dont un fut tué au bombardement, et les installations de douches. Le chef de l’entreprise, un SS arrogant nommé Muller, semblait être fier de ses responsabilités et prérogatives. Il portait ostensiblement ses décorations et son ruban des blessés, paradant en faisant le tour des établis et des chantiers tout en restant distant et hautain ; son adjoint, plus âgé et effacé, passait dans l’atelier comme une ombre, il fut tué lui aussi au bombardement.

Muller exigeait que les employés de son kommando (est-ce par vanité ou peur de certaines contagions?) soient toujours propres et bien rasés. C’est pourquoi nous bénéficiions d’un coiffeur et d’installation de douches. Je ne l’ai vu qu’une seule fois frapper un membre de son kommando, c’était un polonais; par contre il franchissait fréquemment les barbelés simples qui marquaient la limite du chantier pour aller bastonner les détenus travaillant sur les autres sites.

Si, à l’atelier, les activités professionnelles des ébénistes, forgerons et sculpteurs étaient surtout axées sur des besoins personnels des chefs SS, par contre pour des charpentiers et couvreurs, elles étaient en grande partie extérieures. La construction de petits baraquements, l’entretien de ceux existants, la réparation, surtout après le bombardement des villas SS, des baraquements des “Meisters” de la “Gustlov” et de la “Mi-Bau” permettaient d’avoir une activité extra-professionnelle.

J’ai de bonnes raisons de croire que bon nombre de détenus de nationalités différentes, affectés à ce kommando l’étaient pour des raisons bien étrangères au besoin des SS et de la Police de Weimar, mais plutôt pour rassembler un certain nombre des renseignements nécessaires à une éventuelle action libératrice.

Des armes sous le plancher
Un exemple: le coin de l’atelier où se trouvait l’imposant établi de charpentier, camouflait sous son plancher un dépôt d’armes que nous piétinions dans la plus parfaite ignorance. C’est au cours du bombardement que cette cache fut révélée à notre ami René Turpin, qui, s’étant enfilé dans un gros tuyau en ciment pour se protéger, fut très surpris de voir le “Vorarbeiter” de la charpente se précipiter dans l’atelier en flammes et ressortir les bras chargés de fusils pour les faire disparaître.

À qui appartenait ce dépôt clandestin, sans doute aux détenus allemands et cette anecdote fut gardée secrète. Ce jour-là, le stock d’armes dut se renforcer car nous n’étions qu’à quelques mètres des sentinelles placées en ceinture autour du camp, et le coin fut particulièrement arrosé; la tour qui s’élevait auprès des garages SS servait de plateforme antiaérienne et fut la première touchée.

“Pied de Vigne”
Pour se déplacer à l’intérieur des diverses enceintes du camp, nous étions munis d’un “ausweis”. Les gardes-chiourmes nous connaissaient, sauf un, le fameux “Pied de Vigne”, ce qui lui valut une désagréable aventure.

C’était après le bombardement. Alors que nous réparions les villas SS, il se mit à venir roder autour de nous. L’équipe des couvreurs décidèrent de l’éliminer, bien sûr clandestinement. Une échelle sabotée fut posée le long d’une villa, un soldat soviétique monta s’étendre au soleil sur le toit. “Pied de Vigne” (2) l’apercevant sortit comme à son habitude son revolver et se mit à escalader l’échelle qui se rompit. L’échelle sabotée disparut, fut remplacée par une autre solide, pendant que la garde SS était avertie de l’accident. Connaissant les habitudes de leur collègue, la chute fut mise sur le compte de l’ivresse.

Je travaillais avec René Turpin sur une villa tout à côté, je m’aperçus bien d’un certain brouhaha, ce n’est qu’après la libération qu’Alexis Cresson, qui était le chauffeur de la marmite de goudron des couvreurs, me raconta en détail les faits.

Avant le bombardement, je faisais équipe avec un charpentier allemand âgé, arrivé au camp depuis peu, après un séjour de huit années dans une prison de Hanovre, où il était interné ainsi que sa femme pour avoir fait partie d’une organisation humanitaire collectant des secours pour les victimes du nazisme. Je ne l’ai pas revu après le bombardement. En fut-il victime ?

Un interné nommé Léon BLUM
L’atelier ayant été en grande partie détruit et des machines rendues inutilisables, les ébénistes Turpin et Vittet furent incorporés à la charpente. J’avais Turpin comme nouvel équipier, ses qualités professionnelles seront très utiles lors de la restauration des villas SS.

Le revêtement de ces villas en forme d’écailles de poisson avait beaucoup souffert. Nous devions le reconstituer. Nous ne posions guère plus de deux écailles par jours, ajustées au 1/10 de mm, ce qui nous valait des félicitations et, ce qui était encore plus intéressant, une ration de pain supplémentaire, que nous apportions à Paul Maury, responsable de la solidarité.

Pendant ce travail, nous rodions autour des villas SS, ce qui nous permit un jour de découvrir la villa où étaient internés Léon Blum et sa femme.

Tragique sélection
Les SS avaient de grandes volières peuplées d’oiseaux de proie dont des aigles. Nous avions également remarqué que l’adjoint du commandant du camp véhiculait souvent dans sa voiture des individus habillés en détenu, avec des rayés flambant neufs. Les villas étaient occupées par les familles d’officiers SS qui étaient au front. Leur moral était souvent très bas car elles n’avaient pas de nouvelles du mari, du père. Dans les semaines qui précédèrent le bombardement, nous avions construit deux baraquements dans l’enceinte des usines, tout près de l’ébauchement de la gare. La tactique de construction, monter les côtés et les tenir par des fermes, après c’était la finition qui durait interminablement.

Auguste Favier : L’arrivée au camp. Des wagons, les déportés débarquent les uns sur les autres, presqu’à moiti” fous, hagards, poursuivis par leurs bourreaux et les chiens, jusqu’au bâtiment des douches et de la désinfection.

Un jour, en juillet ou août 1944, les SS donnent l’ordre aux détenus d’évacuer les abords de la gare, ils passent partout, sauf dans le baraquement où j’étais enfermé. Par la fenêtre, j’aperçois un important cordon SS avec des chiens. Un train arrive, les portières sont ouvertes, il est rempli de familles entières. Les SS donnent l’ordre aux hommes de descendre et de se rassembler vers la tête du train, mais les familles ne veulent pas se séparer, alors commencent des scènes d’horreur par leurs brutalités; des SS montent dans les wagons et font sortir les hommes à coup de schlague et de crosse, sans épargner les femmes et les enfants qui osent s’interposer. Une fois séparés, les hommes sont encadrés et emmenés vers le camp; les femmes, les vieillards et les enfants refoulés dans les wagons malgré les pleurs et les cris, et le train repart vers son tragique destin ; la sélection n’aura duré plus de 30 minutes.

Écoute clandestine
Après le bombardement nous fûmes envoyés avec Turpin pour rajuster les volets et fenêtres des villas des “Meisters” civils qui se trouvaient également en bordure de la ligne de sentinelles extérieures dans l’enceinte des usines. Quelle aubaine, les “Meisters” ont tous des postes radio, nous allons pouvoir prendre des informations de l’extérieur, ce que j’essaie de faire tandis que Turpin s’affaire en frappant sur les volets et que Justin Delbos fait le guet dans le couloir, il est valet de chambre dans les baraquements.

Un après-midi, alors que je m’efforçais de capter une émission, de grands coups sont frappés dans la porte du fond, vers le bois. Justin attend que j’ai remis le poste sur la longueur d’onde et va ouvrir. Il s’affale dans le couloir atteint d’un crochet à la mâchoire et d’un coup de schlague sur le crâne. C’est Pister qui, mécontent d’avoir attendu se venge. Notre brave Justin qui avait déjà un traumatisme crânien du bombardement souffrit longtemps de cette aventure, même après son retour.

Les derniers mois
Dans les premiers mois de 1945, nous avons construit deux immenses baraquements dans le petit bois, à côté du chenil, presque en face du manège. Les SS commençaient à se replier des régions de l’Est et à évacuer le camp. Nous avons vu arriver des camions bourrés de vêtements d’enfants, de chaussures, de sacs de cheveux et également des cristaux de bohème et de pièces de vaisselle de toute sorte. Tout cela entreposé dans des baraquements non terminés.

Lorsqu’il y avait des alertes, des jeunes SS des casernes, venaient se réfugier auprès de nous, peut-être se sentaient-ils plus en sécurité. C’étaient des membres d’unités ayant combattu et venant se reformer, ils avaient un besoin de nous parler des régions où ils étaient passés. Leur grande peur ne venait pas des troupes anglo-américaines mais de l’action des partisans; ils en parlaient avec frayeur, ce qui nous réchauffait le coeur, bien qu’hypocritement nous faisions mine de les plaindre. C’est là que nous nous aperçûmes qu’ils n’étaient pas tous allemands, comme d’ailleurs les sentinelles entourant le camp qui s’interpellaient dans toutes les langues, comme les maîtres-chiens qui étaient des polonais en majorité. Pour exciter leurs chiens contre les détenus, ils n’avaient que deux mots: “Jude” ou “Ruski”.

(1) – Où se trouve maintenant le Mémorial
(2) – Le surnom avait été donné par les Français à ce SS presque constamment ivre.

Texte publié en septembre-octobre 1994 dans Le Serment N° 238