À destination de Ohrdruf
Ce premier dimanche de janvier 1945, comme chaque jour, les « haftlings », sont montés par «fünf » et par blocks sur la place pour l’appel du matin. Pas de pluie, pas de vent, pas de neige, la journée s’annonce bonne. L’appel terminé, dans un rite immuable, les commandos se forment pour le départ au travail, qui aujourd’hui se terminera à midi.
L’orchestre est là, à droite de la sortie, attendant l’ordre du jour, pour le tragi-comique défilé au pas cadencé ; contrairement aux autres jours où les premières notes commencent aussitôt la formation des groupes.
La double haie de S.S., matraques en main, qui accompagnent à grand renfort de coups et de cris chaque sortie ou entrée des commandos n’est pas en place. Cette période de calme devient inquiétante ; que va-t-il se passer ?
Nous ne serons pas longtemps dans l’inquiétude, car telle une volée d’oiseaux s’abattant sur des récoltes, une multitude de S.S. se précipite sur les commandos formés, tandis que d’autres bouclent la place d’appel. Carnets et stylos en mains, ils parcourent les rangs et relèvent les numéros de détenus. Sont choisis ceux qui paraissent en bonne forme physique, jeunes de préférence.
Au « Bauhof », parmi les numéros relevés, deux Français, l’ébéniste Marcel VITTET et le charpentier Daniel SAUVAGE.
Leur corvée terminée, les S.S. repartent vers la Tour, les deux haies de matraqueurs se mettent en place et l’orchestre donne le départ pour le travail. Dans les rangs des commandos, les commentaires sur l’événement font oublier les autres soucis quotidiens. L’on cherche à connaître les raisons, chacun y va de son imagination, naturellement les plus inquiets sont ceux dont les numéros ont été relevés.
Que ce soit Polonais, Yougoslaves, Tchèques, Soviétiques ou Français, les allées et venues, les discussions par petits groupes montrent une grande effervescence dans les esprits.
Ce matin-là, au « Bauhof », le rendement du travail manuel fut nul. À midi, nous rentrons au camp et, aussitôt arrivés au block 40, avec VITTET, nous mettons nos responsables au courant. Là, nous apprenons que les S.S. veulent personnellement contrôler la formation d’un futur convoi pour S 3 «Ohrdruf », nouveau tunnel de la mort qui dévore chaque mois ses 3000 détenus pour la construction d’une mine souterraine dans d’anciennes mines de sel.
En fin de soirée, Marcel VITTET vient me dire que le nécessaire était fait pour nous éviter ce transport. Mais, à 4 heures du matin, je devais déchanter car, à ma grande surprise, l’ont vient me tirer de mon sommeil en m’annonçant qu’il n’avait pas été possible de m’éviter ce départ et je reçus un paquet de la solidarité.
Dans le groupe qui se formait devant le block 40, dans la grisaille et le froid de la nuit, je me trouvais le seul Français parmi une quinzaine d’autres détenus, pour la plupart Yougoslaves. Nous emportions tous une couverture roulée en bandoulière.
Première destination, « l’Effektenkamer » pour un déshabillage en règle ; nous recevions pour tout vêtement un pantalon et une veste rayée, une paire de claquettes, le « mütsen », pas de sous-vêtements, pas de chaussettes, par contre de grands coups de pinceaux de peinture rouge formant une croix sur toute la largeur du dos.
En gravissant les marches conduisant au magasin d’habillement, je tombe sur Roger ARNOULD qui était « de service » dans l’escalier. Très étonné, il me dit « Qu’est-ce que tu fais là ? ». En deux mots, je lui répondis que je ne comprenais pas et que moi- même, j’étais très surpris. Il me répondit : « Tu ne dois pas partir… Tiens, cache-toi là », et il soulève le couvercle d’une grande caisse qui se trouve sur le palier, hélas c’est impossible d’y rentrer car elle est pleine de sable. Je ne peux non plus redescendre l’escalier, car le responsable du transport, un jeune vert, est là qui monte la garde. Roger me dit : « Passe dans le magasin et essaie de l’autre côté », ce que je fis.
Nous sommes rassemblés dans la grande cour que forment les bâtiments de la cuisine et l’Effektenkamer, chaque fois que la centaine est atteinte, le groupe est conduit au Kino.
Dans la brume du matin, des groupes fantômatiques passent et repassent à quelques dizaines de mètres. Ce sont les corvées qui viennent à la cantine chercher le « café » du block. Une idée me vient, me lancer dans un de ces groupes et un coup éloigné, je verrai bien. Mais deux choses me gênent, la couverture roulée en bandoulière et le paquet de carton de solidarité.
Une veine, je m’aperçois que je suis adossé à un énorme fourneau de cuisine réformé. J’ouvre donc le four, le plus discrètement possible, afin de ne pas attirer l’attention, et y enfourne en vitesse ma couverture et le paquet, lorsqu’une voix à l’accent chantant me dit : « Que fais-tu là ? ». À mi-mot, je lui répondis : « Je ne veux pas partir, je me tire ». Le camarade d’infortune reprit : « Je fais comme toi », et il glisse rapidement, non sans difficulté, sa couverture dans le four, et comme au même moment une corvée qui quittait la cuisine passait à quelques pas de nous, nous nous élançâmes dans son sillage.
Lorsque nous fûmes éloignés de quelques dizaines de mètres, mon compagnon me demanda : « Que fais-tu maintenant ?». « Je vais à mon block pour annoncer que je me suis échappé du convoi », et je lui conseillais d’en faire autant et, sans plus tarder, je le laissais sur place.
Qu’est devenu ce compagnon anonyme ? A-t-il réussi à éviter le transport, a-t-il eu la chance, comme moi, de revenir parmi les siens ? Et si, par hasard, il lisait les quelques lignes de ce récit, je serais heureux qu’il me donne de ses nouvelles.

J’arrive au block 40 qui s’éveille et prêt à rentrer au flugel D, je me trouve nez à nez avec Paul MAURY, très surpris de me voir dans cette tenue et à cette heure matinale : « Que t’arrive-t-il ? » furent ses seules paroles. Je le mets au courant de ma situation. Paul n’hésite pas, comme il possède un laissez-passer pour circuler librement dans le camp, il m’emmène de suite vers un block du petit camp pour essayer de contacter Marcel PAUL.
Celui-ci a déjà quitté son block et c’est un camarade Lagerschutz qui est là en permanence qui me réceptionne et me conduit au block des invalides où Maurice JATTEFAUX me prend en charge. Il me conduit au fond du block parmi les malades, les dysentriques, où il règne une atmosphère difficilement supportable. Là où les S.S. ne s’aventurent pas ! J’y reste toute la journée, écoutant non sans inquiétude le haut-parleur du block appelant des numéros.
Vers la fin de l’après-midi, le haut-parleur se tait, JATTEFAUX vient me trouver pour m’annoncer que le convoi qui était rassemblé au Kino doit être parti, que je peux donc sortir de ma cachette. Ce que je fis sans tarder, ayant hâte de respirer un peu d’air pur de l’extérieur.
Un autre problème allait se poser. Il me fallait maintenant regagner le grand camp et réintégrer le block 40. La chance, une fois de plus, me sourit en la personne du gardien de la réserve de charbon qui est située derrière ce block d’invalides. Ce camarade, je le connais de vue, il loge comme moi au block 40, dans un flugel du bas, le A ou le B, et je connais mal son nom : THEPAULT ou THEBAULT.
Comme sa journée de travail se termine et qu’il va rentrer au block, je lui demande de bien vouloir signaler ma présence et d’essayer d’envoyer quelqu’un me chercher, car seul, je ne peux franchir les portes séparant le petit camp du grand camp, risquant d’avoir des histoires avec les portiers, ce qui pourrait contrarier la suite des opérations.
Mon attente fut de courte durée car je vis arriver à grandes enjambées notre bon camarade Simon LAGUNAS avec qui j’ai travaillé au Bauhof où il exerçait son métier de sculpteur sur bois, et c’est sous sa protection que je repris ma place au flugel D du block 40, non sans une âpre discussion avec le chef de block qui m’avait rayé de ses effectifs.
Ce soir-là, je reçus de tous les camarades qui occupaient cette grande table au fond du flugel D, français, allemands, soviétiques, yougoslaves, tchèques, la plus émouvante et réconfortante marque de sympathie. Ce ne fut pas seulement une marque morale, mais également matérielle.
Étant pratiquement nu sous la tenue rayée, le lendemain je reçus des camarades Tchécoslovaques, qui travaillaient aux tailleurs, un chaud gilet matelassé qu’ils m’avaient confectionné. Puis une veste et un pantalon «civil ».
D’autres « organisèrent » des chaussettes et des chaussures, si bien que, quarante-huit heures après ma réintégration, j’étais plus chaudement vêtu qu’avant. Il en fut de même à mon kommando de travail le Bauhof où, ayant été avertis, le Vorarbeiter allemand et le kapo tchèque avaient fait le nécessaire pour que mon absence passe inaperçue.
Voilà, en quelques lignes, relaté un fait divers de la vie à Buchenwald. Je ne voudrais pas qu’il soit considéré comme une histoire personnelle, mais comme un exemple de ce que fut, malgré les difficultés et les dangers encourus, l’esprit de résistance, de solidarité active aussi bien nationale qu’internationale.
Un dernier mot : merci à tous les camarades qui, en m’évitant ce transport, m’ont permis de raconter l’anecdote, et une très grande et fraternelle pensée pour ceux qui nous ont, hélas, quittés aujourd’hui.
Texte publié en juillet 1982 dans Le Serment N° 150