Les étudiants norvégiens de Buchenwald
Né en 1918 en Norvège, Elling Kvamme, docteur en médecine, professeur agrégé de neuro-chimie à l’université d’Oslo, fut l’un des 550 étudiants norvégiens, arrêtés et déportés en Allemagne à la fin de l’année 1943. Arrêtés comme membres de la résistance estudiantine de Norvège, les nazis avaient programmé de les enrôler de force dans des régiments SS, en raison de leur «pureté germanique». Elling Kvamme, déporté le 7 janvier 1944 à Buchenwald, fut envoyé neuf mois plus tard dans un camp d’entraînement SS à Sennheim, renvoyé à Buchenwald, puis Neuengamme, avant d’être libéré le 20 avril 1945.
Voici son récit.
« Cette histoire n’est pas seulement la mienne, mais celle de tout le groupe d’étudiants norvégiens, qui comme moi, s’étaient engagés dans la Résistance. Les Allemands avaient connaissance de l’existence d’un réseau de résistance estudiantine, mais ne savaient pas de quels étudiants il s’agissait. Le Commissaire du Reich en Norvège, Josef Terboven, fit donc massivement arrêter les étudiants de Norvège et les fit déporter en Allemagne.
Les SS avaient imaginé qu’il serait possible de nous rattacher et de nous rééduquer en tant que « Germains purs » dans une organisation SS. Une partie d’entre nous fut donc envoyée dans un camp de formation SS, à Sennheim, tandis que les autres (dont moi-même) furent directement déportés à Buchenwald, destinés à rejoindre nos camarades dans un second temps. Les SS prévoyaient qu’en affiliant un premier groupe d’étudiants norvégiens à la SS, il serait plus facile d’assimiler ceux qui viendraient après, car ils n’auraient plus le choix. C’était très dangereux pour nous.
L’arrestation
Le 30 novembre 1943, les centres hospitaliers universitaires, l’université elle-même et les maisons d’étudiants d’Oslo furent encerclés par les soldats allemands. Tous les étudiants de sexe masculin furent arrêtés. Le 9 décembre, un premier groupe d’étudiants (250) fut transporté à Sankt-Andreas, près de Sennheim. Une fois sur place, ils furent obligés de changer leurs vêtements civils pour endosser l’uniforme SS. Malgré leur résistance et leurs protestations auprès des officiers SS comme quoi ce type de traitement était une violation du droit international des gens, rien n’y fit.
Les étudiants décidèrent alors de retirer tout signe distinctif des uniformes et de coller du sparadrap sur la boucle de leur ceinturon. Le commandant du camp ordonna des mesures disciplinaires, et menaça d’en faire fusiller quelques-uns. Il n’en resta qu’aux menaces, sans doute pour ne pas mettre au défi l’opinion publique des pays neutres. Cette situation dura six mois, au cours desquels toutes les méthodes d’embrigadement idéologique furent tentées. Quelques-uns des étudiants furent envoyés poursuivre des études dans les universités de Fribourg et de Heidelberg. Mais rien ne marcha et le projet dut être abandonné. Les étudiants furent contraints à toutes sortes de travaux.
Buchenwald, Sennheim, Burckheim
Le 7 janvier 1944, soit cinq semaines après les arrestations à Oslo, 350 étudiants dont moi-même furent envoyés à Buchenwald. Les crânes furent tondus, on nous distribua des vêtements de prisonniers, glacés, et des galoches. Nombreux furent ceux d’entre nous qui tombèrent malades, certains moururent.
Notre situation changea quelques temps après notre arrivée. Nous n’étions pas contraints de travailler et pouvions recevoir des paquets de la Croix-Rouge. Nous devions recevoir des cours donnés par des SS et des professeurs de l’université de Iéna dans des matières comme «l’hygiène raciale» et l’idéologie nazie. Nous n’avions pas le droit d’être avec les autres prisonniers du camp et notre bloc fut d’ailleurs entouré de fils de fer barbelé. Nous parvînmes néanmoins à établir quelques précieux contacts avec d’autres prisonniers.
Quelques étudiants en médecine, dont moi-même furent envoyés au bloc de pathologie. C’est là que nous connûmes l’ancien maire de Prague, Peter Zenki, le Dr Hamburger, de Alkmaar aux Pays-Bas et le professeur Richet, de France, qui nous apprirent bien des choses. Ils avaient accès aux nouvelles de la BBC, dont ils nous faisaient un compte-rendu sous le sceau de la plus haute confidentialité. Les SS n’auraient pas apprécié…
Dix-sept d’entre nous moururent à Buchenwald et Sennheim ; d’autres moururent après la libération des conséquences de la déportation.
Le 24 août 1944, les usines de la Gustloff et de la D.A.W., proches du camp, furent détruites au cours d’un bombardement. Beaucoup de prisonniers blessés furent conduits dans notre bloc, dont l’une des ailes avait été aménagée en hôpital où nous les soignâmes. Je me souviens notamment d’un jeune avocat français, Michel Renouard, de Poitiers, dont je m’occupai personnellement. Il guérit de ses blessures, mais mourut malheureusement dans un transport à la fin de la guerre. Son père et sa veuve m’envoyèrent après la guerre deux aquarelles qu’il avait peintes et qui me sont très chères.
Les étudiants arrivés en janvier 1944 à Buchenwald furent subdivisés en deux groupes pour Sennheim, là où ils devaient être embrigadés dans la SS. Un premier groupe (120 étudiants) quitta Buchenwald pour arriver à Sankt-Andreas, près de Sennheim, en juillet 1944. Le deuxième groupe, auquel j’appartenais, les rejoignit le 25 octobre.
Nous fûmes tous envoyés aux travaux forcés. Si l’on pose la question de savoir pourquoi nous fûmes envoyés à Sennheim, alors que les troupes alliées n’étaient qu’à trente kilomètres à peine de là, il est difficile de répondre. Était-ce parce que nous faisions partie d’un programme décidé depuis 1943 et que les autorités nazies de Berlin qui nous avaient sous leur contrôle n’ont pas osé changer le plan ?
Après l’avancée des armées alliées aux frontières de la Suisse, nous fûmes jetés à pied sur les routes à la tombée de la nuit, le 21 novembre 1944. Une partie d’entre nous partit en direction de Fribourg, une autre vers Burkheim et Bischoffingen.
La grève à Burkheim
Je faisais partie du groupe de Norvégiens qui devaient surveiller un bac aux alentours de Jechtingen. Les ponts du Rhin étant détruits, le bac était la seule façon de traverser le Rhin. Les SS nous avaient raconté que ce bac servait à des fins humanitaires. En vérité, ils voulaient envoyer des renforts sur le front en France. Les soldats allemands croyaient que nous étions des leurs. Intolérable.
C’est alors qu’une petite majorité d’entre nous, décida après avoir procédé à un vote, de faire grève. C’était dans la nuit du 1er décembre. Après en avoir avisé par écrit le SS-Obersturmführer Wilde, nous fîmes la grève. Wilde menaça de nous faire fusiller, arguant du fait que cela ne lui coûterait rien. Il partit de ce pas à Fribourg pour aller y chercher l’autorisation nécessaire. Le cours des événements fit que Fribourg avait été bombardé et que notre groupe avait participé à des travaux de sauvetage. Il fut donc décidé que nous ne serions pas fusillés, mais que nos deux groupes seraient renvoyés au petit camp de Buchenwald.
Buchenwald, une fois de plus
Pendant quatre jours, nous traversâmes à pied la Forêt Noire jusqu’à Alpirsbach. Nous dormions la nuit dans des granges. Le voyage se poursuivît alors dans des wagons de marchandises où nous fûmes entassés, puis nous arrivâmes quatre jours plus tard, le 14 décembre, à Buchenwald. Depuis Burkheim, nous n’avions reçu aucune autre nourriture que deux rations d’un demi-litre de soupe.
À Buchenwald, nous restâmes quatorze heures sur la place d’appel. Nous reçûmes de saisissantes manifestations de solidarité, notamment de la part des Danois (1) et des Tchèques. Nous avions le droit d’aller aux toilettes et les Danois en profitaient pour nous faire passer de la nourriture. Pour tout le reste, nous étions traités comme les autres. Nous travaillions au kommando des couvreurs.
Les Danois étaient toujours prêts à nous aider et partageaient leurs paquets de la Croix Rouge avec nous. Fin décembre, je tombai malade : jaunisse. Je fus envoyé au Revier et me retrouvai dans le même lit que Peter Muresan, roumain. Nous devînmes bons amis. Début janvier, nous fûmes renvoyés au grand camp. Nous n’étions plus contraints de travailler.
Le 1er mars 1945, nous fûmes emmenés dans des wagons de marchandises de Buchenwald à Neuengamme. C’est un miracle si nous avons échappé au bombardement de la gare d’Erfurt, où nous nous trouvions précisément lorsqu’il eut lieu. Le camp de Neuengamme était sous le contrôle des «Verts » et les conditions de vie étaient très dures.
La liberté
Et puis, la chance nous sourit enfin et le 20 avril 1945, ce fut la liberté pour nous dans les «bus blancs» sous contrôle du comte Folke Bernadotte, qui nous transportèrent d’abord au Danemark, ensuite en Suède. »
De ces centaines de prisonniers norvégiens déportés à Buchenwald, E. Kogon écrivait dans son livre “L’état SS” : «(..) qu’ils étaient des hommes splendides, à l’esprit sportif et d’excellents camarades.»
En 1993, le professeur Kvamme fut mis en relation avec le CIBD, grâce à son ancien camarade de déportation, Peter Muresan, vice-président du comité national Buchenwald-Dora de Roumanie. Il créa alors l’association des anciens déportés à Buchenwald en Norvège, qui compte aujourd’hui encore une centaine d’anciens étudiants norvégiens, déportés à Buchenwald et dans d’autres camps nazis.
Traduction du texte du Pr. Kvamme : Agnès Triebel
(1) Il s’agit de l’important groupe de policiers Danois déportés.
Texte publié en novembre-décembre 2002 Le Serment N° 286