Témoignage de Henri COUSSEAU

Sur le chemin de Buchenwald

compiegne
Le camp de Compiègne

Le séjour à Compiègne fut court puisque le 12 mai 1944, par un temps très ensoleillé et chaud, on nous rassembla pour la fouille.

Dans une chaussure, entre deux feuilles de cuir de la semelle, j’avais caché une petite lame de scie que j’avais mission d’utiliser pour préparer l’évasion. Je franchis l’obstacle sans difficulté, puis je pris les morceaux de pain et de boudin qui constituaient notre nourriture pour le trajet dont nous ne connaissions ni la destination ni la durée.

Ces premières formalités achevées, encadrés de SS et de fascistes italiens accompagnés de leurs chiens policiers, le cortège des 1.500 détenus s’ébranla en direction de la gare de marchandises de Compiègne. Un long train de wagons à bestiaux nous attendait.

Entassés par plus d’une centaine dans chaque wagon, l’atmosphère devint vite irrespirable. Le contingent ne comprenait pas que des communistes. Il y avait bien sûr des résistants appartenant à d’autres réseaux. Nombreux étaient ceux qui furent arrêtés au cours de rafles ou victimes de dénonciations car nous connaissions en France un régime favorisant la délation.

Notre convoi s’arrêta quelques instants en gare de Reims où stationnait un train de voyageurs emmenant des travailleurs réquisitionnés pour les usines en Allemagne. De tous les compartiments, ces jeunes se mirent à scander: “Nous irons vous libérer” – “Nous irons vous libérer” à la barbe des SS qui nous convoyaient. Nous avons apprécié ce geste courageux de nos jeunes compatriotes.

André Leroy
André Leroy

Il s’agissait pour nous de préparer l’évasion. Dans mon wagon se trouvaient des camarades responsables du Parti : André LEROY, Jean LLOUBES, KALYARIK, un Tchécoslovaque que nous appelions ” Pédro ” en raison de la campagne qu’il fit dans les “Brigades Internationales” pendant la guerre d’Espagne.

Avec Paul DESNOYERS, un jeune camarade de la région parisienne, j’ai eu la responsabilité de réaliser l’ouverture. Des copains du Parti faisaient la chaîne derrière nous pour nous laisser l’espace permettant d’effectuer notre travail.

En quelques heures, avec notre petite scie, en se relayant, nous avons accompli notre tâche qui consistait à réaliser une ouverture de 40 cm sur 40 cm au ras du plancher, à droite, vu de l’intérieur, de la porte qui était plombée. Les planches épaisses de 20 mm, il s’agissait pour nous de les scier sur une profondeur de 19 mm afin de ne pas alerter les veilleurs postés dans les guérites à l’arrière du wagon. Il était prévu de faire sauter ce petit panneau au tout dernier moment.

Paul DESNOYERS devait sortir le premier pour ouvrir la porte en coupant le fil de fer avec une pince que nous avions sur nous. L’ordre des évasions par groupes de trois était établi. Je faisais partie du troisième groupe avec François COCHENEC et André ARNOULT. Nous devions attendre la nuit et profiter du ralentissement du train dans les rampes pour nous laisser glisser et attendre l’éloignement des derniers wagons avant de bouger.

Hélas ! par précipitation, il faisait encore jour, les camarades d’un autre wagon enfreignent les consignes ; deux réussissent à s’enfuir, quatre furent exécutés. Alors les SS inspectèrent les wagons, de l’extérieur, frappant avec les crosses de leurs mitraillettes. De l’intérieur, DESNOYER et moi, nous appuyions de toutes nos forces pour éviter que le panneau cède sous les coups.

Puis le train se mit en route, les projecteurs traçant des sillons sur toute la longueur du convoi et au-delà. Fréquemment il s’arrêtait. C’en était fini de notre projet en raison de cette très grave faute d’indiscipline qui coûta la vie à quatre de nos camarades.

Ensuite, il s’agissait pour nous de faire en sorte que les SS ne s’aperçoivent pas de la préparation de notre tentative. Avec une plaquette de pâtes de fruits que me donna André LEROY, j’ai bouché la fente en la maquillant avec de la poussière mêlée de résidus de paille qui recouvrait le parquet du wagon.

Le lendemain matin le train s’immobilisa en gare de Sarrebourg, sur une voie de garage. Ce fut alors un contrôle en règle sans ménagement par les SS, la schlague à la main. Ils ne constatèrent rien d’anormal.

Puis de nouveau, le train se mit en route. Notre position devint de plus en plus inconfortable, soit debout, soit accroupis tellement nous étions entassés. Lentement la fatigue, la soif et l’asphyxie accomplirent leur oeuvre dévastatrice.

En raison d’une atmosphère étouffante, l’inévitable se produisit. Une boîte de conserve vide se promena de mains en mains. Un sursaut de dignité m’empêcha de boire mon urine, mais certains camarades ne purent éviter cette tentation car la soif est vraiment une chose terrible.

Trois jours, trois nuits nous sommes restés dans cette très pénible situation. Enchevêtrés les uns dans les autres, nous voulions quand même vivre. Certains divaguaient, d’autres sont morts.

Je me souviens du passage à Gotha, ville de Thuringe, puis je perdis connaissance à mon tour, vaincu par la fatigue, la soif et l’asphyxie.

Heureusement, nous arrivâmes à destination peu de temps après à une gare près d’une forêt. Les portes s’ouvrirent. Le contact de l’air me réveilla. J’étais complètement dévêtu. Jean LLOUBES me mit un pardessus sur le dos et me descendit du wagon. Nous débarquions à Buchenwald.

Auguste Favier : L'arrivée au camp. Des wagons, les déportés débarquent les uns sur les autres, presqu'à moiti" fous, hagards, poursuivis par leurs bourreaux et les chiens, jusqu'au bâtiment des douches et de la désinfection.
Auguste Favier : L’arrivée au camp. Des wagons, les déportés débarquent les uns sur les autres, presqu’à moiti” fous, hagards, poursuivis par leurs bourreaux et les chiens, jusqu’au bâtiment des douches et de la désinfection.

Texte publié en septembre-octobre 1975 dans Le Serment N° 106