Témoignage de Henri Samuel SPIRO

Autre départ de Dora

Carte en mains, je trouve 30 km entre Osterode et Geslar, parcours que nous avons dû effectuer à pied. La route en question est en R.F.A., province de Hanovre. Elle borde exactement les montagnes du Hartz, dont le sommet culmine à 1142 mètres. C’est le Bracken, fameux en raison du Sabbat des sorcières durant la nuit du Walpurgis, croyance païenne germanique très ancienne.

Nous avons effectué ce parcours dare-dare, dans la journée ; c’est à la nuit tombée que nous avons rejoint la gare de Goslar. On entendait le canon. Nous entendions des départs d’artillerie, sans doute les Américains, ou les Allemands sur la défensive.

Notre parcours passait par la ville de Clausthal-Zellerfeld. Je m’en souviens d’autant mieux que, tournant mon regard vers les murs des maisons devant lesquelles nous passions, je me suis trouvé nez à nez si j’ose dire, avec la plaque apposée sur la maison natale du Herr Doktor Robert KOCH, auquel on doit la découverte du bacille de la tuberculose, mort en 1910.

La population, avec beaucoup de « gentillesse », ravitaillait les S.S., les petits mignons avaient bien du souci, et puis aller à pied, ça fatigue !

Instruit par notre évacuation d’Auschwitz, je ne me suis pas laissé happer par les S.S. et les kapos. Selon le principe « on ne sait où l’on est » mais on ne sait pas où l’on peut se retrouver !

Le fait est que dans l’entrée du premier tunnel il y avait des wagons porteurs de cette inscription «Achtung-Sprengstoff» (Attention – Explosifs). Pour le coup, il valait mieux s’écarter de là.

Après notre descente du train, pour cause de voie coupée, à Osterode, il a été procédé au rassemblement de tous ceux qui ne pouvaient plus marcher. Où sont-ils allés ?

Traversant ce merveilleux paysage du Hartz, j’ai songé à cette Allemagne qui a tant donné aux sciences, aux arts, à la philosophie et qui avait été transformée en bagnes dans lesquels l’assassinat était banal et même vivement recommandé et payé. Voilà ce que l’on peut faire d’un peuple qui n’avait pas que des défauts.

Je suis resté client de ce train, dans un wagon peuplé en majorité de Polonais. Bien des camarades me comprendront ! La situation prenait un mauvais tour. Or, par chance, il se trouvait une lucarne ouverte, sans barbelés et, dans la nuit du 11 au 12 avril, à deux nous avons largué le convoi.

Nous étions près de Nanen, sur la route de Postdam, à l’ouest de Berlin distant de 20 km. Recueillis, cachés par des prisonniers de guerre français, nous eûmes la joie immense de voir arriver les premiers blindés soviétiques, le 24 avril à 11 heures, le matin.

Les camarades de Dora se souviennent sans doute de cette montagne de cadavres, près de la voie ferrée, fin janvier 1945. Les corps desséchés et glacés de tant d’amis valeureux, sur lesquels nous avions dormi une semaine complète. Ils fermaient les yeux, s’endormaient pour toujours. C’était dans des wagons plate-forme ; il faisait – 20° C. Ni nourriture, ni boisson, sauf de la neige, quand on parvenait à en saisir.

Auguste Favier : Dans cette cour, il y a eu jusqu’à 1 500 morts à pourrir au soleil.

Une semaine… Ce train parti de Gleiwitz a traversé la Slovaquie, puis l’Autriche, pour remonter vers Leipzig et Dora. Il y aurait tellement à dire…

Je ne résiste pas à l’envie de raconter une, petite anecdote. Nous étions en zone soviétique. On nous a emmenés à Dessau, sur l’Elbe, début juin 45. Passage chez les Américains ; D.D.T., douche, va-bien. Nous nous présentons un à un devant un officier U.S. qui m’interroge : identité, etc., me demandait d’où je venais et je dis : Auschwitz. L’Américain me dit alors : « Comment ça, pourquoi êtes-vous encore vivant ? » en allemand. J’ai répondu « Aucune idée ! ». Peut-être aurais-je dû dire : «Si je suis tombé par terre c’est la faute à Voltaire !… » Mais c’eût été peut-être trop Hugolien pour ce scribouillard en uniforme. Allez savoir ?

Texte publié en août-sept 1982 dans Le Serment N° 151