Témoignage de Henri Samuel SPIRO

L’évacuation des camps de l’Est vers Buchenwald-Dora

 Ce récit est destiné à rappeler quelques-uns des procédés d’extermination massive utilisés par les nazis durant la période hitlérienne. Le petit nombre de survivants explique que ces faits soient peu connus.

Les anciens de Dora se souviendront sans doute de cette arrivée de fantômes titubants dans le camp à la fin de janvier 1945. Des convois venant de Grossrosen ont connu le même destin. Le 12 janvier 1945, l’Armée Soviétique déclenchait une vaste offensive sur les fronts d’Ukraine et de Biélorussie, offensive qui ne devait s’arrêter qu’à Berlin. La percée des Allemands dans les Ardennes avait amené à solliciter du gouvernement soviétique une pression accrue sur ses différents fronts, selon la demande de Churchill. Ce qui fut accepté. D’où l’offensive qui n’était attendue qu’au printemps.

L’organisation de la Résistance dans le camp de Buna-Monowitz avait prévu une action concertée avec les Partisans de la région, au moment de la reprise des combats, mais à cette période nous n’étions pas encore prêts. Aucun doute dans l’esprit des déportés quant à la décision prise par Hitler d’effacer toutes les traces de ses actes barbares. Il fallait donc combattre ou mourir, rien d’autre n’était envisageable.

Le grondement du canon se fit entendre, nous prenions espoir, mais qu’allaient faire les S.S.? Le travail avait complètement cessé sur les chantiers de la Buna, fleuron de la I.G. Farben Industrie, plus de méthanol pour les moteurs ! nous étions ravis. Et puis, brutalement, le 18 janvier au soir, on évacue ! Rassemblement devant les blocks, on emporte les couvertures, c’est la sortie du camp vers l’inconnu ; sous la neige, à pied. On laisse les mourants sur leurs grabats, le Revier est vidé de tous ses occupants en état de mettre un pied devant l’autre. Le dernier appel faisait état de dix mille stücks à évacuer, peu, très peu sont arrivés à Buchenwald ou Dora, par convois successifs depuis Gleiwitz. Beaucoup sont morts avant d’y parvenir, ou en y arrivant. Les anciens de Dora se souviennent de cette montagne de cadavres gisant pêle-mêle au bord de la voie ferrée, et du Kino plein de morts et de moribonds, dans une odeur insoutenable.

Dès le départ de la Buna, la cadence est donnée, marche rapide, les S.S. en flancs-gardes, se relayant dans leurs voitures à chevaux. Très vite, on entendit des coups de feu à l’arrière, ceux qui lâchaient la colonne étaient abattus d’une balle dans la tête. Il faisait très froid, moins 25°, la neige était épaisse, un énorme serpent de rayés se déployait dans la blancheur hivernale, qui aurait été si belle pour des hommes libres. Mais il fallait avancer ou mourir. Nous marchions à trois de front, nous tenant par le bras. De temps en temps l’un de nous se mettait au milieu, se laissant légèrement porter, pour trouver un peu de repos, dans une marche qui semblait devoir ne jamais s’arrêter. Et toujours, les coups de feu à l’arrière, au rythme de la chute des corps sur la neige.

La chasse de nuit soviétique nous survolait, nous aurions voulu crier de toutes nos forces, « voyez qui nous sommes, libérez-nous vite… ». C’était une marche irrationnelle, impitoyable vers nulle part. Le bruit du canon nous paraissait tantôt proche, tantôt lointain, jamais notre espoir d’être délivrés n’avait été aussi grand. Nous comprenions que les S.S. n’avaient pas eu le temps de nous liquider sur place, mais la solution, ils l’avaient, nous éliminer au long du trajet de leur repli.

Enfin une halte, une tuilerie sur la route, ouverte à tous les vents de la Haute-Silésie qui semblaient s’être donnés rendez-vous là, l’endroit s’appelait Nikolaï. Une cohue indescriptible, impossible d’entrer. Nous décidons de rester à l’écart, les kapos tapent dans le tas férocement, les S.S. ont la détente nerveuse, l’un d’eux marmonne près de moi « Scheisserei, Scheisserei », traduction, c’est la merde ! Pause de deux à trois heures, et l’on repart.

Des dizaines de cadavres gisent sur la neige, éparpillés. Nul ne sait où l’on va. On parle peu, marcher absorbe toute l’énergie. Nous atteignons Gleiwitz, on nous mène dans les camps du lieu vidés de leurs occupants, partis on ne sait où. Nouvelle ruée vers les baraques, bousculades insensées comme à Nikolaï. À nouveau les S.S. tirent dans le tas, nous nous tenons à l’écart.

Soixante-quinze kilomètres ont été parcourus depuis notre départ de la Buna, il y a vingt-quatre heures, et les morts se comptent par centaines, il y en a partout, tués par le froid et les coups. Petit à petit, un calme relatif s’établit, on peut enfin s’entasser dans les baraques tant bien que mal, la faim nous tourmente davantage depuis que nous ne marchons plus. On s’interroge, va-t-on nous donner quelque chose à manger, le bruit court que les cuisines du camp viennent d’être remises en état de fonctionner, nous attendons, anxieux, le front est tout proche, peut-être les S.S. vont-ils partir en nous laissant là. Nous divaguons, ce serait merveilleux, la délivrance devient une hypothèse soutenable, notre angoisse est extrême ; si les Allemands devaient fuir à bride abattue, comme depuis Stalingrad ?

Nous passons la nuit dans les baraques, serrés les uns contre les autres, nous sommes affamés comme des loups. Un grand bruit se fait entendre, on distribue de la soupe et du pain. Nous n’aurons plus rien de toute une semaine, jusqu’à notre arrivée à Dora. Dans l’après-midi, on entend hurler : rassemblement devant les baraques. Comptage. En route à nouveau, nous arrivons à la gare de Gleiwitz ; embarquement sur des wagons découverts ; le voyage sera mortel au plus grand nombre. Au bout de deux jours, il y a déjà plus de cadavres que de vivants, le froid est intense, il tue silencieusement et malgré cela, une écoeurante odeur nous imprégnera jusqu’au terme de ce voyage dantesque, nous sommes affalés sur des corps qui se décomposent.

Nous traversons la Tchécoslovaquie, puis l’Autriche jusqu’à Mauthausen, on ne veut pas de nous, le camp est déjà plein. Nous repartons vers le nord en Allemagne. Nous nous arrêtons provisoirement en pleine gare de Leipzig, les civils ont l’air épouvantés et s’éloignent du convoi, nous sommes des pestiférés, dans tous les sens du terme, nous répandons une odeur infecte. Quelles peuvent être les pensées de ces Allemands ? Je me pose la question encore aujourd’hui. Ceux qui ont encore quelque lucidité croient que nous approchons de Buchenwald, mais c’est à Dora que nous arriverons, avec quinze à vingt survivants par wagon ; il en mourait encore sur le trajet depuis la voie ferrée jusqu’aux baraques, visibles sur des collines alentour.

On nous fit entrer dans l’une d’elles, on nous dirigea ensuite vers les douches, nous pûmes enfin nous débarrasser de l’odeur des cadavres dont nous étions fortement imprégnés. Après avoir reçu des pyjamas humides, une soupe, nous passâmes la nuit dehors ; ce n’est qu’au matin qu’on nous fit entrer dans un grand block à deux ailes.

Auguste Favier : Transport des déportés de France en Allemagne, de 110 à 140 par wagon.

On peut considérer l’anéantissement de ce convoi comme pratiquement total ; il y eût d’autres voyages du même type acheminés ainsi depuis le complexe concentrationnaire de la Haute-Silésie. Rappelons pour mémoire, qu’il y eut quatre cent cinquante mille immatriculations depuis 1941 jusqu’en janvier 1945, à l’appel, le dernier, il y avait moins de 65.000 survivants. Ici les chiffres ont la parole.

On peut se poser la question: pourquoi en parler aujourd’hui, plus de 40 ans après ? Quand de telles épreuves sortent de la mémoire des hommes, le risque est grand qu’elles puissent se répéter. Le temps des hécatombes ne semble pas encore révolu. Les sociétés ont besoin d’une mémoire pour se succéder sans désastres. Les Combattants de 14-18 ont pu croire à la der des ders ; il appartient aux générations présentes de faire en sorte qu’il en soit définitivement ainsi.

L’auteur de ce récit a été évacué de Dora le 5 avril 1945, il s’est évadé du transport le 10 avril, et a pu vivre la prise de Berlin par l’armée soviétique. Aujourd’hui, certains émules des nazis osent nier avec cynisme l’atroce réalité de l’univers concentrationnaire. Il faut leur opposer la force de nos irrécusables témoignages. Témoigner, c’est encore servir.

Texte publié en janvier février 1988 dans Le Serment N° 193