Schlieben – kommando de femmes de Buchenwald
Je ne savais pas, jusqu’à la rencontre du repas fraternel, que ce kommando était administrativement rattaché à Buchenwald. Il le fut en novembre 1944 lors de la création de la seconde cartoucherie Hasag, après que la première fut presque totalement détruite suite à un acte de sabotage (une bombe), ce qui coûta très cher en représailles et en morts.
Rapidement, je fus arrêtée le 25 novembre 1943 à l’Université de Strasbourg, repliée à Clermont-Ferrand, dans un vaste et puissant coup de filet télécommandé par la Gestapo de Royan qui cherchait à démanteler la Résistance, aidée par le traître “Mathieu”, étudiant aussi et historien, résistant lui-même. Il savait beaucoup de choses et je fus dans le groupe retenu.
Direction prison militaire du “92e” jusqu’au 26 janvier ; puis Compiègne, et direction Ravensbrück (Mle 27619). Ce transport pour l’Allemagne devait comprendre mille femmes de diverses prisons de France (980 exactement). C’était la première fois qu’un transport de femmes de cette taille quittait la France. Geneviève de Gaulle était des nôtres. Inutile de raconter ce voyage, vous connaissez ! Ce que je sais, un froid glacial et l’on ne savait pas où on allait. Certaines parlaient de Weimar, ce qui nous rassurait.
Arrivée le 3 février par la gare de Fustenberg. Division en deux groupes, le Block 22 et le fameux Block 13 (dont je fus), appelé le block des pestiférées à cause des longues quarantaines. La scarlatine, le typhus, la diphtérie firent des ravages dès les premiers jours, certaines femmes étaient arrivées très affaiblies par de longs séjours en prison en France.
20 juillet 1944, attentat contre Hitler. Branle-bas de combat, panique dans la direction du camp. Départ pour Leipzig le 22 juillet, par train, mais dans des wagons sans paille. Je ne me souviens plus exactement ce que j’ai fait durant cette semaine. Quelques jours dans une usine d’armement, d’énormes machines à manoeuvrer. Les SS voyant que je n’étais pas très douée pour ce genre de travail m’affectèrent à un groupe qui déblayait les ruines de la ville, très bombardée. Avec de lourdes pelles, mais peu importe on était dehors et, finalement, un groupe de 80 femmes, jeunes et valides (dont moi) fut constitué pour aller “faire la moisson”.

Nous étions plutôt contentes en fait de moisson, nous allions à Schlieben, dans la région de l’Elster aux confins de la Saxe et du Brandeburg. Une petite ville apparemment paisible, mais qui abritait, au-delà d’un plateau désolé, une cartoucherie camouflée avec la poudrerie sous d’immenses pins; succursale de l’usine Hasag de Leipzig. On y faisait des Panzerfaust, armes antichars. Usine construite à la hâte, très rudimentaire, et sans protection sanitaire.
Ma chance, pouvoir un temps travailler au grand air. Je chargeais des camions de marchandises finies et des wagons – pour un groupe de vingt femmes, 375 caisses par séance de travail. C’était épuisant mais moins dur qu’à Ravensbrück, du fait que nous étions en majorité françaises, 200 jusqu’au 11 octobre.
Un événement grave, l’usine fut entièrement détruite par un sabotage; l’équipe de nuit, dont j’étais, s’en tira avec quelques blessures légères. Le lendemain l’usine soeur d’Altenburg, sautait à son tour et, pour finir, les Anglais achevèrent le travail par un terrible bombardement. De tout mon séjour à Schlieben , c’est le traumatisme le plus profond. Il fallait courir, et j’avais perdu mes galoches et ma copine de chambre.
Mais le pire ce fut l’arrivée d’un régiment de SS, des jeunes brutes qui nous matraquaient tant et plus et s’amusaient à martyriser les Juifs venus d’Altenburg, qui portaient sur leurs frêles épaules des rails jusqu’à ramper par terre de faim et de fatigue.
C’est ainsi, dans le sang et les larmes que fut fondée la seconde usine de Schlieben, un ensemble de baraques construites au bord du bois et qui ne fonctionna jamais vraiment, faute de matières premières. Fin novembre, une seconde cartoucherie fut créée et j’y ai travaillé jusqu’à la libération du camp le 21 avril 1945, par l’armée soviétique. Je faisais les 3X8, debout, le ventre creux et le sommeil m’envahissait. Il fallait produire, être rentable, jusqu’à douze heures par jour lorsque les exigences de la guerre l’imposèrent.
L’atmosphère du kommando était devenue insupportable par l’arrivée de “travailleuses libres” (au triangle rouge). Toutes étaient malades de dysenterie, de vermine. Venant de Ravensbrück, où régnait le typhus, elles contaminèrent les détenues de Schlieben. De ma chambre 14, quatre, dont moi, furent isolées dans un Revier balayé par la neige et la tempête, sans médicaments ni vaccins. Encore ma chance, je réussis à survivre avec les trois autres. Mais comment travailler après un tel choc ; je ne tenais pas debout sur mes jambes.
Les trois mois jusqu’en avril, furent terribles. Un envoi miraculeux de la Croix rouge Suisse de trois paquets me sauvèrent, et d’autres aussi, car nous partagions. Ainsi le voulait la solidarité sans laquelle personne ne serait revenu, même s’il y eut des défaillances, et qui nous permit de garder notre dignité d’être humain. Pas facile !
Les “dinosaures” que nous sommes ont encore à parler. Jusqu’à notre dernier souffle, nous le devons à nos disparus, pour qu’ils ne soient pas morts pour rien.
Texte publié en septembre-octobre 1995 dans Le Serment N° 243