Janvier-février 1945 à Dora
Ces deux mois qui commencent l’année 1945 sont terribles, beaucoup de déportés en dehors de ceux qui ont connu l’hiver 1943-1944 vont découvrir les basses températures qui voisinent entre les – 10° et – 25°. Bien sûr ceux qui descendent durant 12 heures dans le tunnel -de jour ou de nuit selon les équipes de travail- sont plus protégés du froid.
Mais les déportés maigrissent, la nourriture se fait rare, la soupe devient claire, le pain rare et ce n’est pas deux à trois pommes de terre qui peuvent remplir les ventres affamés. La mortalité est de plus en plus grande, les responsables de la fabrication des V1 et V2 croient toujours en leurs armes miracles et forcent la production.

Le retournement de la situation à l’Ouest, dans les Ardennes et après l’offensive formidable à l’Est sur la Vistule nous permettent d’espérer la libération pour le printemps. L’arrivée des convois à la fin janvier venant de Monowitz avec malheureusement des centaines et des centaines de cadavres gelés qui sont restés debout dans les wagons plats découverts. Les crématoires ne pourront pas les incinérer, il faudra creuser des fosses pour les brûler par le fuel.
De ces terribles convois d’évacuation, certains en réchappent dont des enfants d’une dizaine d’années que nous verrons porter les rails des wagonnets à l’intérieur du camp sous les coups des kapos, des SS. Ce spectacle affreux ne durera que quelques jours car nous ne saurons jamais la dernière destination que les SS ont fait prendre à ces enfants. Ils étaient partis à 8 000, un quart de survivants dont la moitié ne survivra pas.
Au Revier, la place manque, on allonge ces misérables n’importe où à même le sol, les bouches qui bavent, les visages qui se tournent pour mourir, des cris que rien n’arrête : à boire, pitié à boire !… Le terre plein du Revier est encombré, les cadavres s’entassent en bas des marches, comblent les fossés en un énorme tas qui monte toujours. Un enchevêtrement de bras, de jambes. La neige, pitoyable, vient les vêtir.

Les équipes qui sortent du tunnel ont de plus en plus souvent droit à la désinfection. Épreuve terrible pour ceux qui la nuit se déshabillent dehors et entrent dans la baraque pour plonger dans un bain de crésyl et ensuite attendre la douche bouillante ou glacée. Ensuite il faut sortir dans le grand froid et attendre que les habits sortent des étuves. Cela dure 1 ou 2 heures et tout mouillé, il faut regagner son block.
Le 8 février 45, les bûchers fument encore qu’un nouveau convoi arrive de Gross Rosen. Plus de 1.000 cadavres seront déchargés à la gare et parmi eux des Français.
Les avions passent chaque jour plus nombreux, les sirènes retentissent plus souvent, les nouvelles circulent, la poche de Colmar tombe. Les restrictions alimentaires se font de plus en plus dures, le pain est rationné à raison d’une distribution deux ou trois jours par semaine.
Un incident tragi-comique se passe dans le tunnel : un général de la Wehrmacht envoyé tout spécialement pour rendre visite à la fabrication des V1 et V2. L’ingénieur en chef réunit ses ingénieurs et expose ses arguments en gueulant et en tapant du poing sur la table, scande le discours: “Rien ne doit nous arrêter dans notre effort de guerre, sans aucune considération d’humanité. Vous devez exiger le maximum des Häftling, quelles que soient les conséquences”. À ce moment quelqu’un découvre qu’on a oublié de débrancher le micro et que les haut-parleurs rugissent le discours dans tous les halls.
Vers la fin février 45, les SS décident de décongestionner le camp et annoncent un “transport” sur Nordhausen et de là, une direction inconnue.
Le bunker est comble, le revier déborde, le crématoire marche à plein ; les hommes souffrent en silence accrochés à de vagues espérances.
L’Allemagne nazie est sous les bombes, l’humanité entière gémit. Sera-t-elle jamais capable de comprendre ?…
Texte publié en janvier-février 1995 dans Le Serment N° 240