Wieda – Sur le chemin de la souffrance et de la délivrance

Devant l’avance américaine, les SS décidèrent le 7 avril 1945, d’évacuer les commandos de Wieda, Mackenrode, Nixeï et Osterhagen, en direction de Magdebourg.
J’étais à l’infirmerie de Wieda depuis quelques jours, et le bruit courait de notre libération prochaine. Ce matin-là, j’entendis soudain un grand remue-ménage dans le camp, je me traînais à une fenêtre et vis la cour pleine de ” rayés “; l’évacuation commençait. Les malades dont j’étais, restèrent où ils étaient, et nous vîmes environ 2.000 de nos camarades partir à pied, entourés de leurs gardiens. Nous ne savions pas encore à ce moment-là, ce que seraient les sept jours à venir, sans doute n’aurions nous pas eu le dernier sursaut de courage nécessaire, car, pour survivre il ne fallait pas voir plus loin que l’instant présent. Il importait de tout mobiliser pour la lutte du moment.
Je me suis alors recouché, mais le répit fut de courte durée. Les schlagues des SS eurent tôt fait de nous précipiter hors de nos grabats. Je me retrouvais dans la cour, vêtu en tout et pour tout d’une chemise, avec les autres malades et invalides.
Pieds nus, je suis parti à travers Wieda, dans le troupeau à qui on n’avait même pas distribué une soupe avant le départ. En gare, nous sommes montés dans un train qui, le soir, s’est arrêté auprès d’une usine. Après une nuit, nous sommes restés là toute la journée de dimanche.
En fin d’après-midi, les déportés partis la veille à pied nous ont rejoints. C’est là que j’ai retrouvé deux amis, BERNARD et NEVEUX, que j’avais connus à Osterhagen.
Le lundi, nous repartons tous par le train en direction de Wernigerode, où l’ordre nous est donné de descendre. On change de quai. Je peux enfin m’habiller ; je récupère une paire de pantalons et une veste, sur le corps d’un camarade mort d’épuisement. Nous sommes à nouveau entassés dans le train, à plus de cent par wagon.
Impossible de se reposer, il faut lutter pour un mince espace vital. Celui qui, dans sa faiblesse se coucherait, serait étouffé par les autres qui s’affaisseraient sur lui.
Les nuits étaient interminables. Elles ont dépassé en horreur tout ce que nous connaissions. D’ailleurs, même si nous trouvions un coin pour nous asseoir un moment, nous ne pouvions y rester. Trop peu de peau, sur trop d’os. Notre squelette était tout en saillies, et nous faisait terriblement souffrir sur le bois du plancher.
Arrêt à Magdebourg. Nous déchargeâmes les cadavres, et je pus encore récupérer deux vestes, précieux effets pour les nuits froides. Nous repartîmes sur une voie secondaire.
Mercredi, nous arrivâmes à Letzlingen, vers une scierie à l’orée d’un bois. A l’arrêt dans cette gare, deux avions américains surgirent en rase-motte et mitraillèrent la locomotive du convoi. Les SS affolés ne demandèrent pas leur reste et s’enfuirent. Beaucoup des nôtres en profitèrent pour s’évader dans le bois. Mais bientôt nos gardiens se ressaisirent et entreprirent de ramener le troupeau.
J’étais parti avec BERNARD mais nous étions dans une futaie de pins espacés, très claire, et nous n’avions aucune chance d’échapper aux SS. C’est pourquoi nous adoptâmes la seule solution raisonnable, celle de revenir vers le train. Bien nous en prit. Les SS qui commençaient la chasse nous laissèrent revenir en paix, et c’est des gosses qui revenaient de l’école, qui nous conduisirent à coups de pierres à nos wagons, où, de la fenêtre nous vîmes les SS fusiller comme des lapins, ceux qui essayaient de se cacher ou de fuir.
Les évadés abattus furent plus tard, enfouis dans une fosse commune, comme on en découvrit tout au long du chemin, jusqu’à Gardelegen. La nuit était tombée. Les SS et des soldats de la Luftwaffe emmenèrent le convoi à pied.
Quand le quai fut redevenu désert, nous descendîmes, BERNARD et moi, et nous déshabillâmes des cadavres pour nous faire des couches avec leurs vêtements. Nous remontâmes et nous nous installâmes pour la nuit. Quelle merveilleuse nuit. La meilleure que j’aie passée depuis mon départ de Compiègne, dix-huit mois plus tôt. Nous avions oublié ce qu’était le silence.
Les camps et les kommandos étaient toujours emplis par les cris de ceux qu’on martyrisait, les aboiements des gardiens, les râles des agonisants, les disputes, l’agitation des grands rassemblements de souffrance. Cette nuit que rien ne vint troubler, nous permit de reprendre des forces.
Au matin, tous ceux qui étaient cachés dans le train, une quarantaine, sortirent poussés par la faim. J’eus la bonne fortune de trouver dans un wagon, précédemment occupé par les SS, dans une couverture, un bon tas de pommes de terre cuites. Le précieux chargement sous le bras, je rejoignis mes camarades, que la Volkssturm rassemblait. Un camion arriva et fit un chargement de déportés, dont je fus, et nous rejoignîmes à l’entrée du village de Burgstall, nos camarades partis la veille.
Les SS paraissaient pressés, fébriles. Ils reformèrent le convoi, mais une trentaine de ” rayés ” restèrent sur le talus, et refusèrent passivement de rejoindre les rangs. Avec BERNARD, nous nous allongeâmes dans le fossé, faisant les morts. Le silence étant revenu, nous sortîmes de notre trou. Personne en vue.
Nous nous précipitons dans le bois tout proche, où nous retrouvons sous la garde de deux soldats de la Luftwaffe, nos camarades, qui avaient refusé de suivre le convoi. Nous nous installons pour la nuit. Il fait un temps magnifique, mais frais. Nous sommes pour ainsi dire, en liberté surveillée. Nous pouvons casser des branches pour aménager des abris.
La nuit tombée, avec mon ami BERNARD, j’ouvre la couverture qui enveloppait mes pommes de terre, nous nous jetons avec frénésie sur la nourriture, puis notre fringale un peu calmée, nous nous offrons le luxe de peler les derniers tubercules qui nous paraissent délicieux. Des bruits d’explosion, troublèrent notre sommeil : la bataille de Magdebourg faisait rage.
Au matin, nos sentinelles se rendirent au village, ramenèrent deux paysans, traînant une charrette avec deux récipients pleins de soupe. On nous conduisit dans une cabane, à l’orée du bois. Nous attendîmes, sentant notre libération toute proche.
Vers 17 heures, arrivent deux jeeps américaines. L’une reste près de nous, symbole et garantie de la liberté retrouvée. L’autre part, et revient avec une ambulance. On nous distribua des vivres et des vêtements. Quant à nos dépouilles de bagnards, nous en faisons un tas et y mettons le feu. Par ce geste, nous nous délivrions des camps. C’était un vendredi 13, jour bénéfique entre tous…

Le soir même nous errions dans le village de Burgstall, heureux d’aller sans contrainte, de n’être plus menacés de rien, sinon d’une longue suite de jours libres. Et nous apprîmes deux jours plus tard, la tragédie de Gardelegen, qui s’était déroulée à quelques kilomètres de nous, deux ou trois heures après notre libération. Sur le moment, nous fûmes saisis d’un sentiment de peur rétrospective, en songeant que nous aurions dû être dans la grange ardente. Après, nos pensées allèrent aux 1.016 camarades qui avaient péri dans ce gigantesque et monstrueux brasier, et qui restera, l’un des plus abominables crimes de la barbarie nazie.
Texte publié en juillet-août 1975 dans Le Serment N° 105