Témoignage de Lucien HAMELIN (2)

Le bombardement de Buchenwald

Photographie de l’usine Gustloff après les bombardements © AFBDK

En 1944, à grands périls, des renseignements furent donnés venant du camp de Buchenwald aux alliés ; ils portaient sur l’usine d’armements qui se trouvait dans l’enceinte même du camp et où de nombreux « häftlinge » étaient affectés…

« Nous ne travaillions pas le dimanche et les Américains avaient été mis au courant. L’usine fut bombardée néanmoins un jour de semaine : c’aurait été bien plus correct de faire ça un dimanche. »

L’ordre d’évacuation, fut donné dès le début de l’alerte. Mais on n’eut pas le temps d’aller bien loin. Les bombes nous surprirent dans le petit bois où nous nous étions réfugiés. C’était des bombes explosives, on sautait en l’air à chaque coup. Difficile de calmer les gars, d’obtenir que chacun se décontracte et s’étende à terre, comme cela pour éviter l’impact des éclats.

On s’était installés sous les arbres, j’avais pris du tabac à Bébert, un copain, et on se disait : qu’est-ce qu’ils ne se donnent pas la peine de viser bien, ces Américains, c’est pas nous leur cible quand même. « C’est à voir», disait Bébert. Mais l’orage semblait s’éloigner et nous, on commençait à respirer, quand pan, ils reviennent et cette fois avec un autre matériel, on a vite compris des bombes incendiaires ! Alors là, tu penses, quelle panique !

Un copain tombe qui était venu se blottir juste entre nous deux et ça pleut partout comme à Gravelotte. Plus moyen de tenir les gars, courant, fichés au sol par les bombes, flambants vifs, hurlant leur mort horrible. Tout le petit bois s’enflamme, les branches guident les engins agonis vers les troncs des arbres qui ne sont plus refuge mais piège atroce. C’est un sauve-qui-peut désespéré vers l’incertain, car rien ne peut nous guider dans ce désastre.

Quand, plus tard, on reviendra sur le terrain pour relever les blessés et les morts, l’espace meurtri apparaîtra peuplé de cadavres épars parmi les souches calcinées. Toutes les positions, tous les empilements. C’est par grappes que certains se sont agglutinés, ainsi un fossé est rempli de morts sur qui chacun bute en courant. Dès que nous avons pu respirer hors de la puanteur, nous avons crié : par là! par là!

Un moment, nous avons chassé à grands coups de pieds, car ils étaient si affolés qu’ils ne comprenaient plus, quelques jeunes, presque des gamins, qui avaient cru trouver un abri dans une cabane en planches, en planches !

A l’orée du bois, un officier SS hurlait et tirait des coups de revolver. Juché sur le ballast de la voie ferrée, il criait à l’intention de ses SS qui fuyaient comme des rats : « Cochons ! cochons schweine ! cochons ! Vous êtes plus cochons que les cochons » Et il leur tirait dessus ! Les cochons c’était nous, nous qu’on appelait comme ça, on en avait l’habitude. Ils étaient plus cochons que les cochons parce que, dans leur égarement, ils n’obéissaient plus aux ordres, ils n’étaient plus que chair menacée et la peur leur donnait des ailes pour déguerpir.

Nous, les cochons, les « häftlinge », sur des civières improvisées, noirs de fumée et dans le bois flambant encore, nous revenions chercher les nôtres au pas de course et ce double mouvement de fuite et de retour, qui n’était pas à l’honneur des SS, indisposait leur chef furibond à l’idée que c’était nous, les cochons, qui donnions l’exemple.

Dire l’ampleur de son trouble… il vint nous offrir, oui, la chose s’est vraiment passée ainsi, des cigarettes ! Fallait-il qu’il fût perturbé ! Quant à Bébert, il avait déjà profité d’une accalmie pour me réclamer son tabac, d’ailleurs infâme : « C’est pas tout ça, avait-il dit, t’as quelque chose à moi, non ? Faut pas croire que cette histoire va me faire oublier mon tabac. »

Nous avons perdu des copains. Un jeune que nous connaissions bien est mort, horriblement brûlé. Transporté au Revier, il souffrait si atrocement qu’il préféra hâter sa fin : il avala le contenu d’un flacon qui se trouvait là et certains prétendent que c’était la soif, il croyait que c’était de l’eau dans son délire. Mais moi je ne sais pas. Il se serait vite arrêté. Or il a tout avalé et est mort peu après.

Des copains ont profité des circonstances pour planquer des fusils pris à l’usine, des pièces détachées surtout, mais qui nous permirent de reconstituer des armes pour notre soulèvement, quelques mois plus tard.

Dans les jours qui suivirent les SS cherchèrent des spécialistes dans les différents corps de métier. Ils avaient des plaies à panser et leurs casernes aussi en avaient pris un sacré coup. Ils se pointent : « Zimmerman, hier ! » Un pas en avant, nous sommes peut-être une dizaine à nous présenter : «Sehr gut. Très bien. » Pas autant qu’il le croit. On y va.

Sur la route, chacun demande à l’autre : «T’es charpentier, toi ? – Non… – Et toi ? – Non… » Personne n’est charpentier. Ça va être du propre. Pourquoi on s’est porté volontaire, ça personne ne le demande. Pas compliqué : le « haftling » est curieux par nature, il aime bien se rendre compte, examiner s’il n’y a pas quelque chose à apprendre ou à «récupérer».

N’empêche que j’ai failli en crever. Ne sachant pas très bien ce qu’il fallait faire, hostile d’autre part à tout zèle, je profitais sur mon toit de ma position en hauteur, favorable comme chacun sait à la défensive, et je cherchais un coin tranquille pour « coincer la bulle », quand soudain une tête surgit… Malheur ! Quelle partie de cache-cache ! Je réussis à fuir.

Texte publié en mai-juin 1976 dans Le Serment N° 110