Témoignage de Marcel ROUSSEAU

Leau, Plomnitz

Que l’on ait été de l’équipe de jour ou de celle de nuit, de retour au camp le soir ou le matin, on rentrait après 12 heures passées à la mine au travail et deux semi-courses de 3 kilomètres chacune pour aller à la mine et en revenir.

Que ce fût le soir ou le matin on arrivait épuisé. Mais hélas, le repos n’était pas au bout de ces courses infernales que les SS, désireux d’écourter leur service, faisaient presser par des coups.

Une fois au camp nous devions passer au réfectoire. Il fallait, en toutes saisons, faire la queue dehors avant d’y entrer et d’y être admis à recevoir une écuelle dans laquelle, après avoir défilé devant un guichet, un marmiton nous versait une louche d’une eau de vaisselle bouillante où l’on trouvait parfois des grumeaux de farine de soja, un morceau de rutabaga ou bien par chance extraordinaire un petit morceau de viande dure ou de couenne de lard.

C’eût été trop beau si, assis sur un banc, devant une table, nous avions pu vider notre écuelle en paix ! Mais nous n’aurions pas été à Leau s’il en avait été ainsi ! Le réfectoire était trop petit. D’autres hommes attendaient dehors, il fallait qu’ils y fussent accueillis aussi !

Alors que les premiers servis d’une fournée se brûlaient encore en essayant d’avaler leur ration, que les derniers servis s’asseyaient à peine, le kapo de la cuisine sautait de table en table… À coups de pied il renversait les écuelles, frappait les têtes courbées sur leur pitance afin de chasser tout le monde présent pour recommencer avec les seconde et troisième fournées qui rentreraient à leur tour.

Le kapo avait hâte de se libérer de toute cette piétaille affamée qui troublait matin et soir sa quiétude et celle de ses mignons ! Cet homosexuel qui se gobergeait avec eux des meilleurs morceaux de nos maigres rations qu’ils cuisinaient pour lui, n’avait aucune pitié pour les êtres épuisés, tiraillés par la faim que nous étions.

La triste comédie du réfectoire terminée, n’était pas la fin du calvaire journalier. Il restait aux chefs de chambrée à aller chercher, chez leurs chefs de block, les rations de pain et de margarine et d’en effectuer le partage entre les occupants de la chambre. Chose simple à première vue mais pas si facile dans ce milieu souvent cosmopolite où le chef de chambre était souvent accusé de favoriser ses compatriotes.

Mais une fois encore il fallait prendre sur le repos et le sommeil réparateur pour lutter. Lutter pourquoi ? Lutter contre quoi ?
– Lutter afin de survivre jusqu’à la défaite de cette Allemagne nazie que nous savions proche et qui apporterait avec elle notre libération.
– Lutter contre les poux dont nos hardes étaient remplies.

Dans cet ultime combat journalier ; combat à mort pour survivre, les poux suçaient notre sang 24 heures sur 24, nous n’avions d’autre solution qu’une chasse attentive et minutieuse afin de réduire notre épuisement grâce auquel ces parasites voraces vivaient heureux et proliféraient sans cesse.

Que d’heures passées ainsi à cette lutte où nous nous épuisions quand même, plein d’espérance ! Malgré ce combat de chacun contre les poux innombrables et leurs lentes, nos vêtements, nos paillasses, nos couvertures, tout autour de nous était truffé de cette vermine envahissante.

Devant une telle situation, un jour de février, on nous annonça une désinfection générale. Le lendemain et les jours suivants, par groupe d’une centaine par jour, on nous fit faire dans le froid, à pied, la route vers une petite localité voisine distante de quelques kilomètres pour désinfecter nos vêtements et nos couvertures.

Mon tour vint. Quand avec les camarades nous arrivâmes se déroula le scénario suivant : on nous fit dévêtir complètement, on prit nos vêtements et nos couvertures et nus, nous restâmes dehors, dans le froid, des heures à attendre que tout fût rendu à chacun.

Pendant que nous étions ainsi dans la cour en plein air et dans le froid en bordure d’une rue, nos SS emmitouflés nous gardaient en rang. Faisant le tour de chacun ils s’amusaient, à la vue de nos maigreurs étalées, à évaluer pour combien de temps chacun de nous avait encore à vivre et poussaient l’amabilité jusqu’à nous le dire. Leur technique divinatoire était basée sur ce qui nous restait de fesses ainsi que l’importance des hémorroïdes que nous avions et que l’on voyait plus ou moins suivant la maigreur de nos fesses. Ils s’amusèrent ainsi un certain temps et leurs jugements ne donnaient pas pour longtemps de vie à chacun de nous.

Auguste Favier : Les déportés du petit camp vont aux douches et à la désinfection.

Quand tout fut rendu à tous, les poux y compris, nous enfilâmes nos vêtements encore humides et avec sur le dos ou sur le bras nos couvertures mouillées, nous partîmes dans la nuit vers le camp. La cadence de marche de ce retour fut rapide. Deux hommes tombèrent que nous dûmes porter à tour de rôle à quatre jusqu’au camp. Nous grelottions de froid, mais pour certains déjà, de fièvre aussi.

De retour à Leau les poux de nos corps, de nos vêtements avec ceux de nos paillasses et de la chambre nous récupérèrent et la lutte reprit de plus belle comme si rien ne s’était passé.

Le lendemain et pendant les jours qui suivirent le docteur FOUSSERET, qui n’avait rien pour soigner qui que ce soit, vit un afflux de malades à l’infirmerie et, de plus en plus, les décès devinrent nombreux.

Cette désinfection, si elle avait été effectuée dans des conditions convenables, aurait pu sauver des hommes. Ce fut au contraire une comédie dantesque qui n’eut d’autre résultat que de hâter la mort d’hommes qui, deux mois plus tard, eussent pu voir leur libération près de Hinsdorf.

Les anciens de Leau-Plomnitz ne peuvent oublier ce crime et tant d’autres perpétrés par les SS dans ce petit Kommando où ils touchèrent le plus profond de la souffrance physique et de la misère humaine.

Leur fierté restera d’avoir su, dans des conditions abominables, rester des hommes, de le prouver en des circonstances qu’il serait bon de dire, afin de montrer que la volonté commune, l’énergie, la solidarité et l’espoir permettent à l’individu de résister à l’avilissement et de demeurer plus fort que son bourreau.

 Texte publié en novembre-décembre 1978 dans Le Serment N° 125