Des maquis de la Creuse au camp de Buchenwald
Membre de la compagnie Surcouf des maquis Cher-Creuse, Paul PERROT après avoir participé ou assisté à la libération en juin-juillet 1944 de Saint-Amand, Boussac, Guéret, Mérignac… est fait prisonnier avec une cinquantaine de maquisards à six kilomètres de Bourganeuf par des éléments de la division « Das-Reich » le 19 juillet 1944.
Après un long et pénible périple : Aubusson, Clermont-Ferrand, Le Creusot, Dijon, Mulhouse où les miliciens qui ont pris en charge les prisonniers redoublent de menaces et de brutalités, c’est l’Allemagne.
* * *
… Le soir, arrêt à Mulhouse pour en repartir quelques instants plus tard. Au matin, le train stoppe dans une gare importante, un panneau indique en effet Köln. « Cologne », précise un Alsacien du convoi. Les portes sont ouvertes.
« Tiens plus de miliciens, des soldats allemands ». Aussi gueulards que les autres (ceux de la Creuse).
Regroupement général sur ce qui fut jadis un quai. Le terrain alentour en effet n’est plus que chaos. Ici et là des rails tordus, enchevêtrés, des wagons retournés, éventrés, des bâtiments détruits. Les bombardements n’ont rien épargné.
Les prisonniers sont dirigés vers la cave d’un bâtiment dont les étages supérieurs ont disparu dans la tourmente. Avant de descendre dans le sous-sol, les maquisards de la Creuse découvrent avec surprise des soldats vêtus d’une façon inconnue pour eux.
Des officiers polonais coiffés de leur casquette particulière. De la manière qu’ils se déplacent dans la cave, il apparaît qu’ils sont les hôtes des lieux.
Les lits sont constitués de litières de paille « comme pour les vaches » dit un maquisard, ancien fermier des alentours de Bourganeuf. Chacun trouve sa place, s’allonge, s’endort.
La lumière crue des ampoules réveille les prisonniers. À peine debout, la majorité d’entre eux se plaint de démangeaisons. Torse nu, l’un d’entre eux pousse un cri. « Regardez des poux. La vacherie de vacherie ! » Aussitôt les chemises se retirent, les maillots de corps, chacun cherche dans les coutures. « Un, deux, trois, quatre… » Une voix répond : « Cent un, cent deux, etc.» « Regardez bien ce sont des poux nazis ! Ils portent une croix gammée » Sur chaque insecte un minuscule point, vite qualifié d’insigne du IIIè Reich. « Avec ces saletés, on va attraper le choléra ! » « Mais non ! pas le choléra mais nous risquons le typhus »
Les commentaires vont bon train. Les officiers polonais regardent, fatalistes. Pendant quelques jours les prisonniers vont rester dans ce cul-de-basse-fosse, avec pour seul passe-temps la chasse aux poux.

Organisation également de concours : le gagnant sera celui qui aura trouvé et écrasé le plus de bestioles. Le champion à ce jour : 300 poux ; les ongles de ses pouces sont rouges de sang.
Un matin cependant la tyrannie recommence, des sentinelles entrent dans la cave, désignent au hasard des prisonniers sommés de se tenir dans un coin de l’immense pièce. Après comptage, le groupe ainsi formé est conduit à la gare.
Sur une voie de garage quelques wagons à bestiaux. Les gardes s’égosillent : « Schnell ! Schnell ! ». À cette invitation, les wagons sont pris d’assaut. Même processus qu’à Dijon : fermeture des portes, coup de sifflet, c’est le départ… Pour où ? Personne ne peut répondre à cette question.
Le train ne roule que quelques heures pour s’arrêter en gare de « Stolberg ». Nom inconnu des prisonniers. De là, ces derniers sont conduits dans le centre d’une petite ville et installés dans une grande pièce (ancienne salle de bal aménagée de lits paillassés et d’une couverture). Des lits sont déjà occupés.
« Bonjour les gars… D’où venez-vous ? » « De la Creuse » « Et vous que faites-vous ici ? » « Travailleur libre » « Et bien nous, nous sommes des maquisards prisonniers » « Quoi ! » Et s’adressant à son voisin de lit : « Tu as entendu ? des maquisards. On était trop peinard. Avec ces gars là, ce sont les emmerdements qui vont commencer » « Penses-tu » «Je te dis des emmerdements, d’ailleurs regardes la porte, une sentinelle » « Ecoutez les gars » «Nous, on est venu travailler ici en pénard, on est bien, on ne veut pas d’ennui, alors demain je vais gueuler à la direction » «Pas de salopards avec nous, compris ? »
Les maquisards de la Creuse se regardent surpris et courroucés. Un des leurs réagit : « Les salopards ne sont pas ceux que vous croyez, bande de pourris » Le ton monte, la bagarre va éclater. « Les plus écoeurés c’est nous ; et dire que nous nous sommes battus pour libérer une pourriture pareille » Quelques maquisards calment leur camarade. « Du calme mon vieux, laisse tomber, ils ne sont pas des nôtres»
Le lendemain matin, un officier allemand pénètre dans la salle accompagné d’un civil et s’adresse aux maquisards : « Dès demain, vous travaillerez dans une usine. Deux équipes vont être désignées. Une équipe pour le travail de jour et une équipe pour le travail de nuit. Attention ! vous êtes prisonniers. L’évasion est punie de mort. D’ailleurs la seule issue est la porte où il y a la sentinelle».
Dès le soir même, la première équipe est conduite sous bonne garde à l’usine. À l’entrée une pancarte : « Willima Prim ». Les machines sont installées dans des cavernes creusées sous une colline. Là, les maquisards se voient affectés à une machine… fabriquant des noyaux de balles de fusil. Il s’agit de surveiller le bon fonctionnement et d’arrêter l’engin qui a une tendance à se bloquer. Le travail n’est pas pénible si ce n’est le bruit et la station debout pendant dix heures.
Un contremaître allemand aussi gueulard que les troupiers assume une surveillance autoritaire, ce qui n’empêche pas un maquisard, ancien métallo, de conseiller à ses camarades : « Laisse la machine se bloquer, ça raye pas mal de pièces. Tu diras que tu n’es pas de la partie, fais l’idiot »
Alors les machines ont tendance à bloquer… ce qui rend le contremaître furieux et de rapporter à la direction le peu d’intérêt au travail des Français. Des officiers s’en mêlant, ça va barder.
Quatre ou cinq jours plus tard l’équipe de nuit rentre se reposer. Le sommeil ne vient pas. En effet, en revenant de l’usine, les membres de l’équipe ont pu voir au passage à niveau un train chargé d’engins de combats endommagés, « gardés » par des soldats harassés, sans casque ni casquette, ni fusil.
Au lointain le bruit du canon ; sur la route même spectacle : des soldats en vélos, sans armes, paraissent désabusés et exténués. Les alliés arrivent. L’armée allemande est en pleine débâcle. Personne ne peut dormir à un tel spectacle.
Mais la jubilation ne dure guère. La porte s’ouvre et une dizaine de soldats s’activent à regrouper les présents. « Schnell ! » L’équipe de nuit est emmenée vers la gare. Là, attend l’équipe de jour gardée militairement. Avec eux nos voisins de chambrée «les travailleurs libres». Ils ne sont pas contents et essayent de parlementer avec les gardiens, sans résultat.
Embarquement dans des wagons à bestiaux, «les travailleurs» continuent à rouspéter accusant les maquisards d’être responsables de cette situation, pour le moins baroque. Toute la journée, le convoi ferroviaire roule sans s’arrêter. Les maquisards se sont installés à part des «travailleurs» dont le regard est haineux.
Dans la nuit, une nuit noire, le train s’arrête enfin, les portes s’ouvrent brutalement, des ordres sont donnés dans la plus pure tradition nazie. Ça gueule ! ça gueule ! Hébétés, les maquisards descendent des wagons, les coups pleuvent. Formation en groupe, en rang, en avant. Certains soldats tiennent en laisse des chiens-loups effrayants.
Entrés sous un porche puis sur une place immense. Arrêt ; attente ; les maquisards voient s’approcher d’eux des ombres habillées d’un costume rayé qui questionnent : « D’où venez-vous ? Qui êtes-vous ? » « Maquis de la Creuse, Français » « Et nous, où sommes-nous ? » « À Buchenwald »
À Bois-d’Arcy, le 7 janvier 1978
Texte publié en mai-juin 1978 dans Le Serment N° 122