Témoignage de Richard LEDOUX

Flossenbürg, 15 avril 1945

Le camp de Flössenburg

Dans le chemin raide qui monte au camp, nous nous tenions bras dessus bras dessous, tant nous avions peur, par cette nuit noire, de laisser des nôtres en route. Arrivés au camp, on nous dit qu’il n’y avait plus de place, mais qu’il en restait à l’usine d’aviation désaffectée.

Le chaos que j’y ai vu dépasse tout ce que l’on peut imaginer, et on était forcés de penser à certains passages de l’Enfer de Dante. L’usine était déjà pleine à craquer, et il fallait encore y introduire quelques milliers d’hommes, nos pieds se heurtaient à des nez, à des yeux, à des mains des occupants du sol, ce qui déclenchait leurs cris.
Le mince passage menant vers l’intérieur de l’usine était obstrué à chaque instant, ce qui permettait aux pillards d’ouvrir à coups de couteau, les musettes qu’ils croyaient garnies. Pendant ce temps, des SS faisaient dégouliner une pluie de coups de trique sur les épaules de qui se trouvait là, afin de faire accélérer l’entrée.

Je ne sais comment je suis arrivé à dormir là-dedans; il y en avait qui dormaient accrochés debout aux colonnes; on était les pieds sur la tête – d’un autre, recroquevillé en plusieurs fois, que sais-je !…

Le lendemain, on nous fait une place dans le camp et la vie de block recommença. D’abord le problème de trouver une place dans les lits superposés, plus qu’insuffisants (un grand nombre d’individus devaient coucher par terre).

La nourriture fut, sinon bonne, copieuse : orge et pommes de terre. Le camp était administré par les ” Verts ” (criminels) polonais. Ces messieurs avaient chemises et cravates de soie. Ils raflaient dans le sac des arrivants tout ce qui leur plaisait et se permettaient de nous faire attendre plusieurs heures, sur la place d’appel, la soupe en question.

Pendant ce temps, les putains du ” puff “, qui devaient manquer de distraction, s’amusaient à jeter aux détenus des cigarettes que les plus affamés d’entre eux se disputaient comme des singes, pour des cacahuètes.

Flossenbürg est un camp sans horizon; on est dans une cuvette dont le chemin de ronde fait le tour; l’air charrie des parcelles de mica arrachées aux roches sur lesquelles il a été bâti, c’est un enfer moins étendu que Buchenwald, mais on a l’impression d’être là rivé pour jamais.

Et pourtant, la délivrance faillit venir; le 16 avril 1945, à 13h50 de l’après-midi, un, puis plusieurs drapeaux blancs furent hissés sur plusieurs toitures. Grand émoi, grands espoirs. Un avion tourne au-dessus du camp. Quelques heures après, les drapeaux blancs sont retirés; des SS, morts, passent, portés sur des civières. Le clan qui voulait la lutte à outrance a eu certainement raison du clan qui voulait se rendre aux Américains. La consternation est grande chez la plupart des déportés; on va donc encore repartir sur les routes ?

Que de projets n’ai-je pas fait à Flossenbürg ! S’il avait fallu que l’esprit se cristallise sur les horreurs vues d’heure en heure, nous serions morts de désespérance, à deux doigts de la libération.

Un matin, un déporté qui n’a pu supporter la fraîcheur de l’eau du lavabo, tombe raide mort. Un… – comment appeler cela ? fossoyeur, larbin, mettons un homme de corvée – le déshabille entièrement et, le traînant par un bras dans la gadoue du lavabo, l’envoie dinguer dans une charrette comme un paquet informe. Je n’ai pu m’empêcher, à ce moment, de penser à la mère de ce pauvre corps mêlé à l’immondice.

Dans la nuit du 19 au 20 avril, grand branle-bas; dehors tous les juifs et non seulement cela, mais tous ceux qui sont couchés par terre. Naturellement je reste dans ma ” couchette “.

Le lendemain matin, nous aussi, partons. On nous donne comme vivres de voyage (pas à tous), 3 litres de seigle cru dans une assiette de faïence. Une fois la grille du camp franchie, nous lançons nos assiettes avec un grand fracas, après avoir tassé le grain dans nos poches. Ça va donner soif, mais nous nous persuadons qu’il y a de la farine là-dedans, et que ce n’est pas si mal. La colonne se met en mouvement.
Il y a dans Flossenbürg, une belle ruine qui domine le village aux tuiles rouges; le paysage de prés très verts et de forêts sombres. Il y a, à une fenêtre, une jeune franconiène en costume du pays, corset rouge lacé sur la poitrine, et sur le chemin qui descend, cette foule qui s’en va en traînant la patte avec la chamarrure sur le dos de quelques-uns, de couvertures rouges, jaunes, bleues, qu’ils se sont procurées on ne sait comment.
Ensuite, c’est le chemin, à travers villages, bois, etc., jusqu’à Ponsiz et Wetterfeld, où nous sommes délivrés le 23 avril 1945 par les chars américains, mais je me limite uniquement à notre séjour à Flossenbürg.
Texte publié le 3° trimestre 1972 dans Le Serment N° 89