Témoignage de Robert CAHEN

Souvenirs de déportation – Partie 1

Notre camarade Robert Cahen et sa femme furent arrêtés pour faits de résistance tout près de Toulon le 14 juillet 1944. Après avoir décrit les circonstances de leur arrestation, cependant que sa femme était envoyée à Ravensbrück, lui prenait la direction de Buchenwald, où il arriva après un voyage pénible qu’ont vécu tous ceux de nos amis qui ont été déportés. Puis, notre camarade décrit le camp:      

1_pasted_graphic_1Le camp proprement dit était installé à l’orée de la forêt sur une pente assez inclinée d’où l’on dominait une immense étendue jusqu’à Iéna. Il était pratiquement divisé en deux parties par tout un labyrinthe de fils de fer barbelés et ces réseaux compliqués communiquaient entre eux et avec les services annexes par un tas de leviers en bois que levaient ou abaissaient seulement les kapos pour y faire pénétrer ou sortir le bétail humain.
Il y avait donc le grand camp et le petit camp où l’on mettait les nouveaux venus en quarantaine.
L’immense place d’appel et la fameuse tour où se trouvaient les cachots près de l’entrée, assez loin ; tout autour du camp des miradors à intervalles réguliers où veillaient nuit et jour des sentinelles SS armées de mitrailleuses. Puis encore autour, un réseau de fils électrifiés.
Au dehors du camp se trouvait une importante armurerie qui fabriquait des fusils et où travaillaient de nombreux détenus. C’est dans cet arsenal où il y avait un sabotage systématique que les résistants purent faire passer dans notre camp de nombreuses armes en pièces détachées et les cacher malgré une surveillance de tous les instants.
Il y avait aussi à l’extérieur une importante caserne de SS et des pavillons coquets pour les officiers nazis et leurs familles. Assez près de l’entrée, de petites baraques où se trouvaient les prisonniers d’honneur comme Léon Blum. Voilà donc à peu près l’aspect du camp de Buchenwald.
Il avait été édifié par les détenus eux-mêmes et l’on disait que chaque pierre enfoncée dans le sol pour l’aplanir représentait un mort.
Nous étions donc le 7 août lorsqu’on nous parqua à 600 dans une baraque en bois longue d’environ 30 mètres. Nous avions le block 52. Nos couchettes où nous nous serrions étaient disposées sur 3 étages. J’étais à l’étage supérieur où, lorsqu’on descendait, on se faisait engueuler par les copains qui étaient au-dessous. Nos paillasses étaient bourrées avec des copeaux de bois.
Pour toute nourriture, une soupe faite d’orge, un morceau de pain, un morceau de saucisse et un minuscule morceau de margarine synthétique. Il n’y avait qu’une seule distribution par jour et nous devions avaler cette soupe en pleine chaleur au mois d’août entassés les uns sur les autres à l’heure de midi.
pima04buchcorveesoupeOn transpirait à grosses gouttes, recroquevillés, chacun dans notre niche, la tête penchée au-dessus de nos Schussels (sorte de gamelles en forme de saladier), mais il fallait bien manger. On nous avait prévenu que chaque vol d’un morceau de pain serait puni de mort. Je partageais ma maigre ration avec un vieil Alsacien : le père Schwartz, homme très courageux qui me remontait le moral. Il va sans dire que je partageais aussi mon amitié avec lui. C’était un râleur et un dur à cuire qui ne se laissait pas faire.
Bientôt, on finit tous par s’apprécier et se mieux connaître. Il y avait David tout près de moi avec qui j’avais déjà sympathisé dès notre départ. Ensemble, nous étions de corvée de soupe et c’est une des choses les plus pénibles. Les cuisines se trouvaient assez éloignées de notre block et nous avions déjà du mal à nous habituer à marcher avec nos socques en bois. Le parcours se trouvait en contrebas.
Nous arrivons à la cuisine surveillée par un SS qui braille. On prend son tour et on nous donne un énorme autoclave pesant bien 50 kilos qu’il faut porter à deux, chacun par une poignée. David qui n’est pas très costaud s’épuise vite. On trébuche sur le sol et sur les pierres. Malheur à nous ! Nous renversons de la soupe et dans notre panique nous nous brûlons cruellement.
Enfin, on arrive au bloc épuisés et c’est la bagarre pour la distribution. L’homme de salle (Stubendienst) est chargé de ce rôle et naturellement il se réserve à chaque fois le meilleur. Car dans cette soupe qui n’est encore pas trop mauvaise il y a quelques bouts de viande qu’il écarte systématiquement à chaque fois qu’il plonge sa louche. De tous côtés, on se bouscule, on s’injurie et lorsqu’on est enfin servi, on se jette littéralement sur cette pâture.

Dessin de Léon Delarbre. Koula resquilleur. Buchenwald, Juillet 1944
Dessin de Léon Delarbre.
Koula resquilleur. Buchenwald,
Juillet 1944

J’avise près de moi un type qui me bouscule, il avance le bras et je vois à son doigt une bague (qu’il a pu garder je ne sais comment) représentant l’insigne des Croix de Feu. Du coup, je l’engueule et il renchérit tout haut en se vantant d’avoir été gardien dans un camp de Républicains espagnols ! C’est un nommé Ben Arroz (Nord Africain déporté de Toulouse en même temps que moi). On en vient aux mains et on nous sépare et les camarades prennent cause pour moi. Par la suite, il est évincé de nous tous et personne ne lui parle plus. Son destin est désormais écrit.
Une nuit, nous sommes réveillés par le kapo : on appelle un homme qui sort aussitôt du block. Il ne revint jamais. Le lendemain on nous demande certains renseignements sur son état civil. Nous apprenons que la veille il avait écrit une longue lettre à l’Obersturmfüher (chef supérieur du camp). Dans celle-ci il se plaignait d’être avec des communistes avec qui il disait n’avoir rien de commun et demandait l’honneur d’être incorporé dans la musique du camp. La lettre, pour parvenir, devait naturellement être remise au chef de notre block (communiste allemand). Elle fut interceptée et sa lecture édifiante valut la mort de son auteur qui fut exécuté à la nuit à coup de barre de fer.
La nuit, on dort à peine. Je me lève plusieurs fois comme tout le monde pour uriner. Vers 3 heures du matin, la sirène fonctionne, on nous fait sortir du bloc à coup de trique pour aller aux lavabos. Mais à peine arrivés, il faut se battre pour avoir un robinet et au moment où l’on pense enfin se laver, on nous coupe l’eau.
Comme les camarades, je dois faire attention à ma chemise et à mes hardes. Tout se vole ici. Un moment d’inattention et l’on ne retrouve plus rien. De nouveau, on nous refoule, à peine lavés, des lavabos. Puis on nous conduit par cinq sur la place d’appel par blocs.
Cette place est immense, elle est entourée de miradors pourvus de mitrailleuses. Nous sommes là réunis environ 60 000 hommes ! Et pendant des heures nous sommes là immobiles. Il fait un soleil accablant. Il y aurait 300 en dessous de 0 que le cérémonial ne changerait en rien. Les SS nous comptent à une unité près et jusqu’à ce que le compte soit exact, nous resterons là sans bouger ni dire un mot. Les morts et les malades doivent être présents à l’appel du jour.
Je me souviens qu’un jour, comme nous ne sortions pas assez vite du block au gré du SS de service, il se mit à hurler et à tirer au hasard des coups de revolver parmi nous. Je n’ai pas eu le temps de voir s’il y eut des victimes.
Nous étions donc là à croupir sur cette place d’appel lorsque je vis pour la première fois la chose la plus comique qui se puisse imaginer dans cet enfer. C’était la musique du camp ! Les détenus qui avaient le privilège de faire partie de cette troupe m’apparurent habillés de bleu ciel avec des brandebourgs et des culottes rouges ! C’était pour moi le cirque. Je dis aux copains, voilà le cirque Zanpettra ! Immédiatement le mot est adopté. Les musiciens se mettent à jouer la marche de Badouvillers (l’air préféré d’Hitler) et autres airs militaires.
Les kommandos s’ébranlent au son de cette musique pour aller au travail. C’est ce qu’ils appellent le travail par la joie ! On doit marcher au pas et se donner le bras et lorsqu’on passe devant le poste de garde SS on doit retirer sa coiffure à toute vitesse sinon on est matraqué à mort.
Les premiers jours, nous n’allions pas encore au travail ; nous étions, paraît-il, en quarantaine et en période de réadaptation. Car les inscriptions qui fourmillaient dans le camp nous le faisaient savoir. Nous étions, paraît-il, des inadaptés sociaux et nous étions dans ce camp pour réapprendre à vivre ! (sic). Il y avait d’autres inscriptions comme celle-ci : «  Ein Laus, dein Tod «  ! (Un pou, ta mort) et nous en étions couverts !

Texte publié en décembre 1986 dans Le Serment N° 185

Souvenirs de déportation – Partie 2

À part l’appel, on nous laisse donc à peu près tranquilles. En sortant de notre baraque, je me promène dans une espèce d’allée bordée d’autres baraques et de fils de fer barbelés. Nous appelons cela le boulevard. C’est là que je fis connaissance avec un député communiste belge dont je ne me souviens plus le nom et qui me rassurait par ses vues optimistes de l’avenir.
On voyait là aussi toute une horde de tziganes qui nous proposaient de nous vendre n’importe quel objet volé contre un morceau de pain. Ou le contraire. Comme je n’avais plus rien à vendre (on m’avait juste rendu ma ceinture, une lime à ongles (ô ironie) et un mouchoir de Paulette) le père Schwartz me prêtait son rasoir.
Sur ce fameux boulevard, il y avait aussi des types qui se baladaient deux à deux. Tenant chacun par le bout, soit un mouchoir, une chemise ou une serviette. Les premiers temps, je ne comprenais pas très bien ce qu’ils faisaient. C’était pourtant l’unique moyen de faire sécher son linge ; je l’ai pratiqué par la suite. D’autres récupéraient des bouts de vieilles étoffes de laine et se tricotaient ensuite des pull-over, je ne sais trop comment. On pouvait en acheter un, mais cela coûtait fort cher (plusieurs morceaux de pain et de margarine), mais ce qui était fort difficile à se procurer, c’était le papier pour les latrines. Cet article était très rare et recherché. Pourtant, je me suis toujours débrouillé pour en avoir un peu.
Le grand forum aux nouvelles était justement les latrines. Une baraque immense et au milieu une barre de bois sur laquelle on venait s’asseoir de chaque côté. Car la baraque était accessible de deux côtés du camp séparé de barbelés. Là, se donnaient les dernières nouvelles des opérations alliées dans toutes les langues.
J’ai dit qu’à notre arrivée au camp, nous étions environ 600 dans notre block car il y en avait déjà d’autres qui nous y avaient précédé. Mais quelle ne fut pas ma surprise d’y retrouver là un camarade d’enfance dont les parents habitaient la même maison que les miens à Paris. C’était Paul Berbesson ! dont le père avait été postier roulant. Nous avions été ensemble à la même école ! Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre et nous avons eu la chance d’être dans le même kommando.
Il y avait de l’autre côté de notre baraque et séparé par des barbelés, des parachutistes canadiens français avec qui nous avons pu nous entretenir. C’étaient vraiment de sympathiques garçons. Ils nous ont appris qu’ils avaient été faits prisonniers sur les arrières des troupes allemandes lorsqu’ils avaient sauté en parachute au cours de la bataille de Normandie. Je les questionnais sur ce qu’ils pensaient de l’évolution de la guerre (nous étions au mois d’août). Nous avions tant d’espoir et cela d’autant plus qu’il circulait de fausses nouvelles à travers le camp. Ils me diront que dans l’état des choses, il ne fallait pas espérer la fin des hostilités au moins avant le mois d’avril ! J’ai pu vérifier par la suite, hélas, combien leurs prévisions étaient justes. J’ai su par la suite que ces pauvres Canadiens avaient tous été fusillés contre toutes les lois de la guerre.
Les jours passaient interminables, entre les appels et l’épouillage qui se faisait au dehors, mais plus on en enlevait, plus il en reparaissait. En fin de journée, on bavardait sur une allée que l’on appelait le boulevard à ragots. Les nouvelles les plus formidables venant d’on ne sait où se colportaient, Puis, on retombait dans un morne désespoir.
Au bout de quelques jours, les Allemands nous firent rassembler pour faire ce qu’ils appelaient une réadaptation au travail. Il fallait seulement transporter une pierre énorme depuis la carrière qui se trouvait hors du camp et la ramener en trébuchant avec nos espèces de sabots aux pieds.

Photographie de l’arrivée des détenus au camp©AFBDK
Photographie de l’arrivée des détenus au camp©AFBDK

C’est à peu près à cette époque que le dernier convoi est arrivé de France. Il pleuvait à torrents à ce moment là et ces malheureux n’avaient pas d’abri et couchaient en plein air avec quelques toiles de tente ! Le 23 août 1944, il était aux environs de midi, lorsque brusquement les sirènes se déchaînèrent, puis presque sans transition nous entendîmes au-dessus de nous les vrombissements des avions. C’était les Anglais qui venaient bombarder l’arsenal et les casernes du camp. Ceux-ci croyaient qu’à l’heure du repas, il n’y avait pas de déportés travaillant dans les ateliers d’armements. Ce fut effroyable, les explosions se succédaient sans interruption à travers les hurlements des blessés. Le sang coulait à flots et il n’y avait aucun secours à espérer, même pas de bande de pansements. Nous n’avions à notre disposition que des rouleaux de papier parcheminé fourni par le Revier (infirmerie). Les camarades qui travaillaient à la Gustlhoff (atelier d’armement) et qui voulurent s’échapper lors du bombardement furent poursuivis par les SS et abattus. Il y eut ce jour-là plus de 900 morts parmi les déportés et je crois 600 parmi les soldats-SS.
Deux jours avant ce bombardement, Thaelmann, le chef du Parti communiste allemand fut amené de prison au camp et assassiné dans une cellule d’un coup revolver dans la nuque. Je passe sur toutes les horreurs que j’ai vues dans ce camp. Le système concentrationnaire imaginé par les Nazis était fait de telle façon qu’il ravalait l’homme plus bas que la bête.
Il y avait un endroit dans le camp où les SS dressaient les chiens contre des mannequins figurant des déportés en costumes rayés. Leur perversion avait trouvé un autre moyen de nous avilir et d’essayer de nous diviser.
Lors des départs pour les kommandos extérieurs, ils désignaient parmi nous un kapo (surveillant policier) choisi parmi ceux qu’ ils jugeaient capables et serviles et leur donnaient certains avantages très importants (port de vêtements civils, barrés dans le dos à la peinture rouge, rations supplémentaires de soupe, meilleure condition générale de logement, si l’on peut dire, et liberté plus grande). Ils avaient la responsabilité du travail effectué par les déportés et surtout de la discipline impitoyable devant les SS. Mais ces fonctions cessaient immédiatement lorsque les kommandos revenaient au camp après plusieurs semaines ou plusieurs mois et ils redevenaient de simples déportés comme les autres.
Une nuit nous sommes tout à coup réveillés dans notre baraque où nous étouffions littéralement et nous voyons surgir 300 Juifs Hongrois venant d’un autre camp. Nous sommes maintenant 900, donc presque tous les nouveaux ne trouvent pas de place pour dormir et couchent à même le sol.
Je veux dire quelques mots sur la situation géographique du camp. Celui-ci se trouve sur un vaste plateau entouré par la forêt de hêtres. Ce plateau domine de 600 mètres la vallée de Iéna qui s’étend à perte de vue. On aperçoit ça et là de gros bourgs et Iéna au loin. L’hiver, tout est couvert de neige et il y fait très froid. Le ciel, comme je n’en ai jamais vu, est immense, chargé souvent de nuages colorés roses et or lui donnant un aspect électrique ou d’une peinture dantesque. Je regardais souvent ces nuages qui venaient de l’Est en me disant qu’ils m’apportaient l’espoir d’une délivrance par l’Armée Rouge.
aufa01buchcrematoireDans un angle du camp se trouvait le crématoire qui fumait sans arrêt nuit et jour et où l’on brûlait les morts de la journée. Près de ce crématoire se trouvait le fameux chêne de Goethe qui, selon sa légende, devait sonner le glas de l’Allemagne le jour où il dépérirait. Et en effet, nous contemplions tous avec joie la dégénérescence de cet arbre qui était pour nous un symbole.
Parmi les Français qui se trouvaient au camp, il y avait une très forte proportion de gars de la Savoie et du Dauphiné. C’était tous de solides gaillards qui avaient combattu dans la Résistance. Mais peu d’entre eux sont revenus d’après ce que j’ai su.
Vers la fin du mois d’août, un événement important s’est passé au camp. Après l’attentat contre Hitler, nous avons vu arriver des centaines de civils allemands suspects. On leur a laissé leurs vêtements et finalement ils ont été relâchés au bout de 15 jours. L’abrutissement devenait de plus en plus grand, on faisait un tas d’hypothèses sur notre sort futur.
Le pauvre père Cahen était heureusement, je dis heureusement, devenu complètement fou. Mais un fou très doux, il nous tenait des propos incohérents. Comme de vouloir absolument nous offrir une tournée de bière ! J’ai su qu’il était mort peu après au camp.
Un jour, au début septembre 1944, on nous dit que nous allions passer la visite médicale. Visite médicale, c’est beaucoup dire. Voici en quoi cela consistait : On nous fit mettre tout nu en pleine forêt. Il y avait là un médecin SS avec 2 assesseurs assis derrière une table en bois blanc et les uns après les autres, on défilait en montrant seulement les mains et les pieds. Si l’on avait le malheur de se plaindre d’une maladie quelconque, une piqûre suffisait et l’on était bon pour le krématorium. Puis l’on nous dit qu’il fallait aller à l’inspection des dents. Mon ami David et moi-même décidons de ne pas y aller car c’était seulement pour arracher et récupérer les dents en or ! On nous a retrouvés avec 19 réfractaires. Nous avons été punis, mais jamais nous n’avons passé cette visite. C’est bien la logique des Allemands ! Nous étions donc punis de 4 jours de matières fécales et 4 jours de carrière.
Voici en quoi consistait la première punition. Nous devions transporter des espèces de caisses chargées de matières et les répandre dans des terres pour servir d’engrais à la culture des légumes du camp ; il fallait faire très vite sinon les coups de matraques pleuvaient et on risquait de s’enfoncer dans la mélasse et d’en être couvert.
Cette première punition accomplie, on nous fit partir à la carrière. Cela fut beaucoup plus terrible et dura 4 jours comme promis. Il fallait charger depuis 5 heures du matin jusqu’au soir et sans arrêt d’énormes pierres sur un chariot que tiraient des Russes enchaînés, et cela non seulement sous la surveillance d’un kapo, mais aussi d’un SS qui nous surveillait du haut d’un mirador, prêt à nous tirer dessus avec sa mitrailleuse. Nous n’avions droit qu’à une pause de 5 minutes à midi pour manger un morceau de pain et nous n’avions même pas le droit de nous asseoir pendant ce temps.
Notre peine terminée, ce fut à ce moment la distribution des vêtements rayés et nos numéros en vue de notre départ en kommando que nous devions coudre sur notre uniforme zébré avec la lettre initiale de notre Patrie sur un triangle rouge. Dont un F pour la France ou Français. Nous étions là, les 19 punis, et nous voyions avec effroi les autres camarades affectés à différents kommandos et nous, toujours rien. Naturellement, on se dit que l’on nous réservait un sort terrible en nous mettant dans un strak kommando (kommando disciplinaire) et à notre grande surprise le contraire se produisit.
J’ai déjà expliqué au début de ce récit que les camarades qui travaillaient à l’Arbeit statistik (bureaux pour les affectations) avaient remplacé les droits communs. C’était tous d’anciens résistants et ils favorisaient, dans la mesure du possible, tous ceux qui faisaient preuve de résistance auprès des nazis. Je fut donc affecté dans un des meilleurs kommandos : EISENBAH Kommando – 6° Baubrigad.
Peu de temps avant notre départ, le Père Schwartz avec qui je partageais ma gamelle, me fit cadeau de son rasoir mécanique qu’on lui avait laissé. Il fut tellement affecté et ému par cette séparation qu’il ne voulut pas assister à notre départ. J’ai su par la suite qu’il fut envoyé au camp de Bergen Belsen dont il ne revint pas et où il mourut du typhus.
On nous distribua nos numéros qu’il fallut coudre sur la poitrine (J’avais le n° 69572) avec le triangle rouge des politiques et la lettre F (France) en noir. C’était un kommando volant pour la réparation des voies ferrées bombardées. Il y avait avec nous pas mal de cheminots et de mineurs du Nord parmi les Français (une centaine de Français environ, 300 Soviétiques, 100 Polonais, 40 Belges, 3 Républicains espagnols, 4 Italiens, 1 Hollandais et environ 50 Tchèques). Bref, nous étions environ 600 dans notre convoi groupés par affinité de nationalités par wagons de 25. Je fus affecté au wagon 3 Français.
train_BuchenwaldLes wagons à bestiaux que nous avions étaient assez bien aménagés pour nous permettre de nous étendre. Il y avait 3 rangées en bois superposées de chaque côté du wagon. Toujours le même principe qu’au camp avec une espèce de matelas fait de copeaux de bois. Un poêle se trouvait dans chaque wagon et je dois dire que nous n’avons jamais manqué de combustible, car partout sur les voies nous trouvions des briquettes qui faisaient notre affaire. Dans le fond du wagon, une tinette était aménagée. De chaque côté du wagon, une étroite lucarne grillagée. Le soir après le travail sur le chantier, nous étions enfermés, cadenassés, mais enfin nous étions tranquilles entre nous et on nous fichait la paix.
Ainsi pour nous remonter le moral, nous organisions des conférences sur les sujets les plus divers avec discussions, d’autres chantaient des chansons ou racontaient des histoires. Nous avions vraiment des types parmi nous. L’un, un nommé Albert, ancien vendeur de chansons sur les marchés était un peu timbré. C’était un ancien de la guerre de 14. Quelquefois, il nous chantait sa chanson favorite qui s’intitulait «la Punaise». Il avait vraiment la tête d’un ancien cabotin. Nous avons su qu’il avait été arrêté parce que, inconscient, il vendait «le Tipperary» sur les marchés. Un jour, il me dit :  » Tu sais Robert, à notre retour si tu veux, je te ferais avoir un emploi de placeur sur les marchés, c’est formidable « . Pour ne pas le contrarier, je feignais d’accepter mais cette place mirifique, il la proposait (par faveur) à tous les copains du wagon ! Et chacun d’entre nous faisait semblant de s’en indigner ! La place, tu me l’avais promise, alors ! J’ai dit qu’il était un peu marteau.
Un jour, j’eus une discussion violente avec lui. Il savait que ma femme était également déportée et à brûle-pourpoint, il me dit que les nazis obligeaient toutes les femmes à se prostituer. Il fallut qu’on nous sépare… Il y avait aussi Bonnafous, un brave cheminot du Midi, de Castelnaudary. Je l’ai revu depuis. C’était un garçon très cultivé avec sa voix de stentor à l’accent toulousain. Il nous faisait des conférences sur la Révolution française, avec des discussions auxquelles je prenais part avec plaisir et passion. Je l’ai revu plusieurs fois depuis avec plaisir. Il y avait le jeune Maurice Berenbaum, un jeune étudiant en médecine qui nous chantait « Pigalle ». Puis mon ami David qui est mort depuis son retour de déportation et mon autre ami Buloz, l’ancien secrétaire général de la Mairie d’Annecy qui fournissait des faux papiers à la Résistance. Je me procurais souvent du tabac par un camarade polonais avec qui j’avais fraternisé. Buloz n’avait qu’une pipe. Il me prêtait sa pipe et chacun notre tour, nous tirions une délicieuse goulée !
J’eus par la suite un autre ami qui se trouvait dans un autre wagon de Français. C’était Jean Tremot, curé d’Armentières dans le Nord. Il s’occupait là-bas uniquement d’urbanisme, et de cités ouvrières. C’était un charmant camarade, amateur de musique. Il me disait qu’il vivait avec sa mère et que lors de son arrestation, les Allemands avaient pillé sa discothèque à laquelle il tenait tant. À lui, je me confiais entièrement et je lui avais donné mon adresse à Vincennes ainsi que celle de mes parents en cas de malheur. Je lui avais dit aussi de remettre à ma femme un mouchoir qu’elle m’avait laissé, auquel je tenais tant. Il savait que j’étais Israélite, mais jamais il ne me fit la moindre remarque à ce sujet. Il s’entendait d’ailleurs fort bien avec les communistes et jamais, il n’y eut la moindre friction entre nous. Il priait en cachette, car cela était absolument interdit par les nazis qui savaient que c’était un réconfort moral pour certains, même de posséder un missel était sévèrement puni.
Nous sommes donc partis le 12 septembre 1944 pour une destination inconnue. Nous passons une ville assez importante au nord de la Saxe du nom de Nordhausen où se trouvait un aérodrome militaire et tout proche le fameux camp souterrain de Dora où l’on construisait les fameux V1 et V2 et où sont morts des milliers de déportés dont de nombreux Français.
Non loin de là, nous stoppons enfin près d’une localité se nommant Berga Kelbra. Nous sommes restés là environ trois semaines pour la mise en place d’un câble téléphonique le long de la voie ferrée. Fin septembre, il commençait à pleuvoir et le travail était pénible. Un jour, un camarade français avait trouvé un horaire de chemin de fer avec une carte. C’était un document très précieux. Mais seuls quelques camarades responsables avaient la possibilité de le consulter. Le 29 septembre, le responsable des Soviétiques est venu nous l’emprunter pour quelque temps. Le lendemain 30, en revenant du travail, nous voyons les Russes tout exaltés chanter à tue-tête et sans arrêt le chant que nous connaissions bien et qui s’appelle « la Moskaia». Jamais nous ne les avions vus aussi gais.
Le lendemain soir, 1er octobre, nous repartons à nouveau pour une destination inconnue. Mes camarades dormaient, moi je ne pouvais pas. À l’aube, je voulais m’efforcer de voir dans quelle direction nous allions. Je regardais à travers la lucarne grillagée. Nous étions en pleine forêt et le train allait assez lentement, quand tout à coup, je vis nettement un corps vêtu d’un rayé rouler sur le ballast. J’en vis un deuxième, un troisième et j’en comptais jusqu’à sept. Je compris de suite, c’étaient des Russes qui s’évadaient d’un wagon dont ils avaient brisé le plancher. J’étais très ému, mais j’attendis que nous fussions assez loin pour mettre mes camarades, qui s’éveillaient, au courant.
Entre temps, j’avais pu repérer la direction que nous prenions. Nous allions à l’Ouest, direction Coblentz. Puis le train filait toujours vers l’ouest; nous longions le Rhin pour échouer finalement à Binger Bruck tout près de Mayence. On ne peut imaginer le fol espoir que nous avions à nouveau. Nous nous rapprochions de la France et nous savions les Français à Strasbourg ! À notre arrivée à Singer Bruck, ce fut terrible lorsque le lieutenant qui commandait notre détachement s’aperçut que le wagon des Russes était vide. Il était déchaîné. Il nous fit tous descendre et aligner en tirant des coups de revolver. Heureusement, ceux-ci n’atteignirent personne.
Enfin, dès le lendemain, le travail commença. Il fallait boucher un trou de bombe énorme de 50 mètres et refaire la voie ferrée démolie par les Anglais. Un matin, nous allions au travail à pied vers notre chantier lorsque, venant en sens contraire, un civil me frôla et me mit 2 poires dans la main. J’en fus tout ému, mais c’était très risqué pour lui. Certains camarades travaillèrent quelques temps chez des cultivateurs ou des vignerons (la région du Rhin est très viticole) et nous dirent avoir été bien traités, bien nourris ; ils eurent même du tabac !
Cette région est très belle au bord du Rhin. Mais d’une beauté à la fois grandiose et sinistre. 1er novembre. De nouveau, c’est le signal du départ. À peine notre convoi s’ébranle qu’une escadrille d’avions vient détruire le travail que nous avions fait pendant un mois. Ils devaient être renseignés. Nous partons vers le Nord en direction de Cologne où nous arrivons le lendemain, dans sa banlieue proche, à Bruhl exactement. Nous devions rester dans cette région jusqu’au 8 mars 1945. Là, nous avons subi des bombardements terribles. Les forteresses volantes arrivaient par mille à la fois ! Il y avait d’abord l’alarme ou pré alarme, l’avion mouchard arrivait et lançait une fusée. Aussitôt, les SS qui nous gardaient et qui voulaient se mettre eux-mêmes à l’abri (mais nous garder naturellement) nous faisaient déguerpir en vitesse et c’est dans d’immenses fours Martin de 50 mètres de diamètre que nous allions nous réfugier. Jamais, les Américains n’ont touché les usines qu’ils voulaient récupérer intactes. Seules, les voies ferrées et les noeuds de communications étaient visés. Au moment du bombardement, ils lançaient des espèces de serpentins en métal pour brouiller la DCA allemande.
Je dois dire que nous avions vraiment très peur, surtout lorsque nous n’avions pas le temps de nous réfugier. Alors, on se mettait sous nos wagons, abri vraiment inefficace. C’était vraiment l’instinct de conservation qui nous faisait agir ainsi. Nous étions dans une position d’autant plus dangereuse que les Allemands avaient installé un canon à l’avant et un autre à l’arrière de notre convoi et camouflés avec du feuillage.
Un jour, étant près de Cologne sur la voie et près d’un wagon de munitions, je crus bien ma dernière heure arrivée. Je fus littéralement enterré par une explosion pendant que les avions de chasse rasaient la voie en tirant à la mitrailleuse.

Texte publié en janvier-février 1987 dans Le Serment N° 186

 Souvenirs de déportation – Partie 3

dual128-2Jamais, nous n’avons vu la Luftwaffe (avion allemand) accepter le combat. Ils étaient bien trop inférieurs en nombre, ayant engagé toutes leurs forces sur le front de l’Est. Seul, un ou deux de leurs avions patrouillaient une fois l’alerte terminée. Mais je dois dire qu’ils avaient une DCA (la FLACK) très efficace et lorsqu’un avion allié était en difficulté, on peut dire qu’il était fichu et s’abattait en flammes. C’était des cris de joie parmi les SS. Ils tiraient sur les parachutistes qui essayaient de sauver leur vie et les manquaient rarement.
Un sous-officier particulièrement odieux, venant du front de l’Est, que nous prénommions « jambe de laine » parce que blessé il tirait la jambe. Il était impitoyable avec nous, mais nous fûmes bien vengés. Il partit en permission à Koenigsberg, sa ville natale en Prusse et nous sûmes à son retour que sa famille avait péri dans un bombardement et tous ses biens détruits.
Un autre, un gros type assez âgé qui nous surveillait une trique à la main était plus humain. On l’appelait « le marchand de vaches » ! D’autres dont il fallait se méfier, surtout «le boxeur» et «le matraqueur» dont les noms étaient assez édifiants. Les coups pleuvaient accompagnés de hurlements si nous n’exécutions pas notre tâche assez vite et surtout il fallait se découvrir en vitesse devant eux à leur passage.
Bref, tout devenait de plus en plus dur. De plus, il pleuvait sans cesse et je redoutais le froid qui allait venir assez tôt. Un jour, j’eus la chance de trouver dans un amas de décombres une couverture. Nous n’étions pas couverts. J’avais justement un camarade qui était tailleur et qui de ce fait, n’allait pas au chantier et travaillait pour les gradés allemands. Il me confectionna une sorte de gilet qui me protégea on ne peut mieux.
C’est à peu près à cette époque que je reçus une carte lettre de Paulette (écrite en allemand par quelqu’un) avec deux mois de retard ! Tout le monde m’enviait certes, mais je leur répondais qu’il valait mieux qu’ils ne reçoivent rien de leurs femmes qui, elles, étaient en France en sécurité.
On peut juger de mon émotion au reçu de ce mot ! Mais je me disais, sachant hélas par expérience, qu’en 2 mois tant de choses pouvaient changer pour elle ! Était-elle toujours en vie au camp de Ravensbrück d’où elle m’écrivait ? Je lui répondis aussitôt, mais jamais elle ne reçut ma lettre !
Les bombardements devenaient de plus en plus fréquents et lorsque après avoir travaillé, il fallait marcher longtemps pour retourner à nos wagons, nous pouvions voir les villages en flammes. Pour nous donner du courage, nous chantions. Il était absolument interdit de chanter « La Marseillaise ». Soit, nous chantions devant nos gardiens «Le chant du Départ» et ils n’y comprenaient rien.
Nous avions faim et le travail était épuisant. On nous amenait des wagons de terre qu’il fallait attaquer à la pioche car elle était gelée. Puis pendant des jours, on comblait les trous des bombes. Ensuite, après avoir aplani, on portait des rails, travail épuisant. On devait les poser sur la voie, puis les traverses, et pendant des jours, il fallait bourrer la voie de caillasses avec des fourches. Cela n’en finissait pas !
J’ai dit que la faim nous tenaillait et souvent, sur les voies on repérait des wagons où se trouvait de la nourriture. Les Russes étaient particulièrement experts en cette matière et lorsqu’ils trouvaient quelque chose, ils partageaient tout entre eux équitablement. C’était très dangereux car il y avait des sentinelles qui veillaient mais il fallait manger.
Nous avions un camarade qui s’appelait Paul Friedmann et qui avait repéré un wagon de pommes de terre. C’est à cette époque que nous allâmes pour la première et unique fois à la douche et à la désinfection de nos rayés. On nous emmena à Cologne dans une caserne. Groupés comme toujours par affinités, nous attendions dehors notre tour de passer. Je ne sais comment cela se fit, dans la bousculade pour entrer, je me retrouvais isolé de mes camarades français avec un groupe de Polonais fanatiques – c’étaient, pour la plupart, des paysans déportés au moment de l’avance allemande en Pologne – qui tous nus comme moi-même portaient une croix suspendue à un lacet. Tout de suite ils m’entourèrent et crièrent yude, yude, afin me semble-t-il d’avertir le SS qui était dans la salle de douches. Celui-ci semble-t-il n’entendit pas, malgré tout j’eus une grande frayeur car j’étais camouflé vis-à-vis des nazis qui ignoraient à ce moment là qu’il y avait des Israélites dans notre kommando. Le kapo supérieur qui était un Allemand communiste, lui, ne l’ignorait pas et je conterai plus loin comment il me sauva la vie par la suite.
Les jours passaient monotones, avec des moments d’espoir. Nous étions au début de décembre et l’on entendait nettement le canon se rapprocher. Les Américains, d’après ce que l’on savait, n’étaient pas loin de nous. Ils se trouvaient à Aix-la-Chapelle et les Anglais à Arnheim, à la frontière hollandaise. Mais des canons et des chars tous neufs sortaient toujours des usines et nous qui travaillions sur les voies, nous les voyions passer dans arrêt sur les wagons des plateformes tirés par des locomotives sur lesquelles étaient peintes en larges lettres blanches le sigle : DIE RADEN ROLLEN FÜR DEN SIEB ! (les roues roulent pour la Victoire !).
Je dois dire qu’à cette époque, il y eut une relève de gardiens. Des hommes de la Luftwaffe (armée de l’air) remplacèrent les SS sauf les chefs. Noël approchait et les bruits sourds du canon s’éloignaient. Nous ne savions que penser et notre moral fléchissait au moment où celui des nazis remontait. Les Allemand fêtèrent Noël dans la joie et l’exaltation au milieu des sapins. Nous sûmes par la suite que c’était l’offensive de Von Rundstracdt qui avait enfoncé le front américain à Aix-la-Chapelle et dans les Ardennes.
Des convois de troupes partaient au front tout joyeux avec la croix gammée au bras. Ils chantaient en s’accompagnant de leur accordéon : « Wir wollen noch einmal schlagen die Franzosen » (Nous voulons encore une fois battre les Français) et se voyaient une nouvelle fois de retour pour Paris !
Puis les jours passaient dans l’ignorance. Nous sûmes pourtant en janvier à quoi nous en tenir sur les événements. Les Allemands stoppés dans les Ardennes étaient à nouveau à bout. Nous le sûmes grâce à un prisonnier de guerre français qui nous fit parvenir un journal. Goebbels demandait à Roosevelt un pays séparé en exprimant l’idée qu’il n’avait rien contre les Américains et que l’Allemagne voulait continuer la guerre contre les Soviétiques avec eux et qu’en fait leur ennemi commun était le communiste.
Lorsque nous partions au travail, le sol était maintenant couvert de neige ou gelé. Une fois, des camarades avaient découvert des vivres dans un wagon non loin de notre chantier, mais un autre avait pu dénicher des vêtements civils. À ce moment précis, et sur le retour, une patrouille de la Feldgendarmerie survint pour nous contrôler un à un et voir ce que nous portions. Je passais dans les tous premiers sans difficulté. Puis le camarade qui avait trouvé les effets civils vint se glisser près de moi et déposa à terre dans la neige son sac à mes pieds. Le hasard voulut que l’Allemand se retourna vers moi peu après. Il vit le sac à terre et le fouilla. Je n’ai pas besoin de vous dire sa fureur quand il trouva les vêtements civils. Aussitôt, il arma son révolver et me le braqua sur le ventre. Je crus vraiment mon dernier moment arrivé. Je criais que ce n’était pas à moi et ne savais à qui. Aussitôt, il menaça tout le monde à la ronde. Puis il se calma en confisquant le sac. Ouf ! Encore une fois j’avais échappé à la mort ! Mais je dois dire qu’après, j’eus une dispute violente avec le camarade qui avait en somme disposé de ma vie et qui tremblait lui seulement que je le dénonce !
Au début février 1945, les bombardements devenaient plus intenses, les voies étaient bouleversées, notre travail était presque aussitôt démoli. Des quartiers entiers de Cologne étaient ravagés. De loin, on voyait se profiler la flèche de la cathédrale. Le 1er mars, nous étions à Treusdorf, puis le 8 à Siegbourg, localité assez importante où nous sommes restés une dizaine de jours.
Depuis environ un mois on nous avait réparti d’une autre manière dans nos wagons. Nous avions maintenant 2 Belges et 4 Italiens avec nous. De nouveau, des bombardements intenses, et souvent en plein travail sur notre chantier, mais heureusement, il n’y eut pas de victimes parmi nous. On se mettait à plat ventre avec la pelle sur la tête pour toute protection. C’était évidemment un réflexe naturel ! Le travail était de plus en plus pénible, surtout lorsque notre tour venait d’être d’équipe de nuit.
Le 14 mars, branle bas parmi nous, réembarquement et nous nouveau départ. Nous roulions vers l’Est cette fois. Les Russes, je ne sais comment, trouvèrent une grosse quantité de sucre en poudre et il y eut une distribution générale parmi nous. Je dois dire justement que nous avons été épargné pour une part du fait que nous étions dans un Kommando volant et ce train nous a évité comme dans bien des cas, de faire la retraite à pied, comme beaucoup de nos camarades, hélas qui sont morts d’épuisement sur les routes au cours de l’évacuation des camps. Ceux qui ne pouvaient pas suivre étaient abattus systématiquement.
Dresden-1945-Dresde-bombardement-reconstructionEnfin après 4 ou 5 jours de voyage, nous arrivons à Dresde le 18 mars, ville énorme de 500 000 habitants, complètement rasée environ un mois auparavant entre le 13 et le 16 février 1945. Ce fut le plus terrible raid de représailles effectué par l’aviation anglaise pour se venger de la destruction par les Allemands de la ville de Coventry en Angleterre. Cela dura 3 jours ! Quand nous arrivâmes, il n’y avait plus que des pierres, sur lesquelles étaient inscrites quelques bouts de phrases, comme «papa ou maman sont vivants» avec le nom.
Le travail recommença aussitôt. On nous fit effectuer au champ de course des fossés anti-chars contre les Soviétiques qui avançaient à pas de géants de l’autre côté.
Le 9 avril, départ de nouveau vers le sud-est. Falkenau où nous ne restons que deux jours ; puis Taus et enfin Plauen où nous arrivons en plein bombardement pour déterrer les morts et des bombes énormes non explosées.
Le 21 avril, les choses se précipitèrent, nous étions à Passau où nous restâmes quatre jours. Je dois dire que ce site me fit une forte impression malgré les conditions où nous étions. Ce site est simplement magnifique. Le Danube coulait à nos pieds. Les montagnes se profilaient, tout alentour et des châteaux baroques surplombaient certaines éminences. Nous franchîmes le Danube le 25 avril. Le bruit courait que l’on nous emmenait à Villach, à la frontière yougoslave pour nous exterminer en faisant sauter notre train.
Le 27 avril, nous étions à trois kilomètres de Salzbourg (Autriche), mais si les bruits les plus fantaisistes courent parmi les prisonniers, il n’en est pas moins vrai que c’est encore sous la surveillance des SS.
C’est le 4 mai 1945 qu’il y eut le premier contact entre les prisonniers et les soldats américains de Salzbourg. Les habitants, en signe de capitulation, mettent des drapeaux blancs aux fenêtres. Évidemment c’était la fin de l’Allemagne hitlérienne. Les civils que nous rencontrâmes dans cette ville furent assez hospitaliers et nous offrirent à manger et également de quoi dormir. Nous attentions avec impatience de retourner en France mais les voies ferrées étaient coupées et les transports pour la patrie s’avéraient difficiles. Des camions de l’armée française apportèrent du ravitaillement et aussi des moyens de voyager vers le pays. Nous étions encore parfois l’objet de manifestations d’hostilité. Finalement nous pûmes prendre la direction de notre patrie, en passant par Augsbourg, Ulm.
Le 22 mai, nous arrivions en vue de Strasbourg. Au moment où nous traversions le Rhin, nous vîmes une banderole sur la rive française« Ici commence le pays de la Liberté ». On peut s’imaginer notre émotion. Après de multiples interrogatoires, nous pûmes prendre le train pour Paris. Le 24 mai, nous arrivions à Paris à la gare de l’Est.
Pour ma part, je retournais à Vincennes où je comptais retrouver les miens. Ma femme, qui était partie chez ses parents, revenue, nous eûmes la grande joie de tomber dans les bras l’un de l’autre. Mon périple était terminé.

Texte publié en mai-juin 1987 dans Le Serment N° 188

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