Dessins de Camille Deletang

Arrive à Buchenwald le 20 août 1944, matricule 78129.
Né dans l’Orne et passionné des l’adolescence pour l’art, Camille Delétang fait cependant des études de droit. Mobilisé et blessé pendant la Première Guerre mondiale, il entre très tôt en résistance lors de la Seconde. Des décembre 1940, avec le capitaine Floch, il confectionne à titre individuel des tracts pour essayer de neutraliser les conférences et informations du capitaine allemand qui travaille pour la Propagandastaffel.
A l’automne 1943, il est chargé de repérer des lieux de largage pour les armes alliées. Arrêté par la Gestapo en février 1944, il est déporté à Buchenwald dans le convoi I.264, parti de Paris le 15 août 1944, puis transféré au Kommando Holzen, où il réalise un grand nombre de dessins entre février et mars 1945, dont de nombreux portraits de déportés avec la mention de leur matricule. La plupart des hommes perdent la vie dans les semaines qui suivent, au cours de la « marche de la mort » qu’entraîne l’évacuation du Kommando Holzen, le 31 mars 1945. Camille Delétang, très affaibli, confie ses dessins à Armand Roux, matricule 52845, en espérant que la qualité de détenu-infirmier de ce dernier le protégera. Armand Roux dissimule les dessins dans le carnet qui lui sert de journal et glisse le tout dans sa musette. Près de la gare de Celle, distante d’environ 24 km de celle de Bergen-Belsen, dans un chaos indescriptible, il se fait voler sa musette par un autre détenu. Le voleur, n’y trouvant rien à manger, jette la musette dans le petit jardin d’une maison proche. Le jour même, la propriétaire de la maison ramasse la musette et la remet quelques semaines plus tard à son fils, qui gardera précieusement ce paquet pendant soixante-sept ans puis le donnera à sa fille, qui le confiera au Mémorial de Dora le 5 juin 2012. Les précieux dessins feront l’objet d’une exposition circulant en Allemagne puis en France. Armand Roux est libéré le 15 avril 1945 au camp de Bergen-Belsen, et il s’installe comme médecin à Latillé, dans la Vienne, où il décède en 1960. Camille Delétang est libéré lui aussi à Bergen-Belsen en avril 1945, il devient président de la Fédération André-Maginot, et meurt en 1969 au Mans.

Extrait  de Buchenwald par ses témoins, Belin, 2014

LES DESSINS DE CAMILLE DELETANG
ou l’histoire d’un trésor exceptionnel légué au Mémorial de Dora

ERIC POLLET NIORT 2013

Selon le vieil adage, les grandes choses tombent toujours du ciel, mais celle-ci est tombée dans un jardin de Celle, en Basse-Saxe, le 8 avril 1945, avant d’arriver soixante-sept ans plus tard, sur le bureau du directeur du Mémorial de Dora, le Dr. Jens-Christian Wagner.
Le 5 juin dernier, le Dr. Wagner reçoit une dame, venant lui expliquer que son père, aujourd’hui âgé de 91 ans et vivant dans les faubourgs de Weimar, venait de lui remettre un paquet d’un contenu très précieux et qu’elle souhaitait le donner au mémorial de Dora. Le contenu est en effet de la plus haute valeur historique. Il s’agit d’une liasse de quelques 130 dessins, réalisés au kommando de HOLZEN, rendant essentiellement des portraits de déportés (Français pour la plupart) entre septembre 1944 et mars 1945, mais représentant également des scènes du travail d’esclave au quotidien. Les matricules des portraits sont essentiellement des 69 – 76 – 77 – 78 – 81000, quelques 50 000 et matricules plus précoces. Ils sont exécutés dans leur grande majorité par Camille Delétang (78129), déporté- résistant français, parti par le dernier convoi de Nanteuil-Sâacy et arrivé le 20 août 1944 à Buchenwald, puis transféré en septembre à Holzen. Les dessins sont pour un grand nombre d’entre eux réalisés en février et mars 1945. Parmi cet ensemble, figure un portrait de Delétang (voir couverture), réalisé par Eugène Labreux (77605) artiste peintre, qui fut à Buchenwald, Holzen, puis Dora.
Les noms et les matricules des détenus figurent sur de nombreux portraits, permettant alors de rechercher l’itinéraire du déporté, pour vérifier que malheureusement, la plupart des hommes portraitisés ne sont plus en vie quelques semaines à peine après que le dessin eût été réalisé. Dans le paquet remis par cette dame, figuraient également deux rapports manuscrits rédigés par le médecin-détenu de l’infirmerie de Holzen, le déporté-résistant Armand Roux (52845), qu’il devait faire parvenir hebdomadairement au médecin SS de Buchenwald. Enfin se trouve également le journal intime d’Armand Roux, un document chargé d’une grande émotion. Holzen fut un kommando extérieur souterrain dépendant de Buchenwald, « Hecht » de son nom de code, situé près de Eschershausen en Basse-Saxe, destiné à produire des bombes pour les V1. Ouvert le 14 septembre 1944, il comptait en date du 4 mars 1945 1.103 détenus (surtout des Français, des Polonais et des Belges) travaillant pour le compte de l’Organisation Todt (OT), la société Deutsche Asphaltwerke AG et la Volkswagenwerk GmbH. Le kommando fut évacué le 31 mars 1945. Une première colonne de plus de 600 hommes arrive à Buchenwald le 3 avril. Les autres sont dirigés vers Bergen-Belsen. Parmi eux se trouvaient Camille Delétang et Armand Roux. Au cours de ce transport vers Belsen, le convoi est arrêté pour passer la nuit à Salzgitter-Drütte, où les détenus de Holzen rejoignent ceux d’un kommando extérieur de Neuengamme. Une lecture croisée des mémoires à la fois d’Armand Roux (1) et de celles de Camille Delétang (2) permet de vérifier qu’au cours de cette nuit, éclatent à Drütte des actes violents entre détenus, qui sont affamés. Camille Delétang, très affaibli déjà, craint de ne pas rentrer vivant en France, et remet cette nuit-là ses dessins à Armand Roux, espérant que sa qualité de détenu-infirmier portant un brassard le protégera quelque peu, et qu’il pourra ramener au pays son précieux témoignage. Celui-ci prend les dessins, les plie en deux, les glisse dans le carnet de son Journal et remet le tout dans sa musette. Le transport continue vers Bergen-Belsen et, le 8 avril, est pris sous les feux d’un bombardement aérien allié, en gare de Celle. Survient alors le terrible massacre de Celle, où la police, les SS et la population locale organisent une « chasse au lièvre », épisode connu sous le terme de « Hasenjagd », et tirent sur tout déporté tentant de s’enfuir. Dans le chaos de cet enfer qui fera de nombreuses victimes, un détenu arrache à Roux sa musette, pensant qu’il y trouverait quelque chose à manger, saute hors du wagon et s’enfuit. Sans doute y a-t-il pris les quelques pommes de terre qui s’y trouvaient et a-t-il alors jeté la musette dans le jardinet d’une maison située près de la gare. Toujours est-il que le jour même, la propriétaire de la maison ramasse la musette (ce qui explique pourquoi ces documents n’ont aucunement souffert des intempéries) et la remet quelques semaines plus tard à son fils, qui rentre du front où il avait été fait prisonnier de guerre. Réalisant immédiatement la valeur humaine et l’importance de ce paquet, sans pour autant décider qu’en faire, il les garde pendant soixante-sept ans, avant de les donner à sa fille qui les a remis au Mémorial de Dora.
Ces documents sont d’une nature exceptionnelle parleur contenu, leur nombre, leur qualité. Réalisés par des déportés d’un kommando souterrain qui devait produire des bombes de V1, situé à 90 kilomètres de Dora, ils offrent un nouveau regard, un « éclairage » sur les hommes et le quotidien dans les tunnels, tel qu’il avait été conçu par les SS à Dora. Les dessins sont tous d’une technique éblouissante et d’un art consommé du portrait, mais au-delà de cela, ils se révèlent d’une saisissante vérité d’expression et de situation.
Compte tenu de l’importance d’un tel fond, le Mémorial de Dora souhaite inaugurer une grande exposition trilingue, en allemand, français et polonais en avril 2013, lors des cérémonies du 68ème anniversaire de la libération, associant à cette réalisation les efforts de la Fondation pour la mémoire de la déportation, de la Fondation de la Résistance, du ministère de la Culture en France, de l’Association française Buchenwald-Dora et du CIBD.

Agnès TRIEBEL

(1) Il existe un rapport non publié d’Armand Roux qui se trouve aux archives du Mémorial de Bergen-Belsen et nous nsera prochainement envoyé par son petit-fils, Jean-Claude nRoux.
(2) “ Camille Delétang Auf Niewiedersehen Belsen !” (paru in Suzanne Buisson, Dans les griffes nazies, tome 2, Le nMans 1952, pp. 159-173. NDLR : Auf Niewiedersehen Belsen qui signifie “A ne plus jamais nrevoir Belsen” est un jeu de mots avec Auf Wiedersehen signifiant Au revoir