par Juliette Constantin*
Il est impossible d’écrire l’histoire d’une association d’anciens déportés sans se référer au contexte plus large de la période d’après-guerre et de la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale en France. On ne peut pas simplement énumérer des noms de personnes, des faits et des actions, il faut aussi parler des idéaux qui ont présidé à ces actions et remettre ces idéaux dans leur contexte. La société d’après-guerre est traversée de conflits idéologiques : si en 1945 la Libération fait office de « souvenir écran » et donne l’illusion de l’unité de la société française au delà des divisions politiques et des expériences multiples de la guerre, très vite des divisions et conflits apparaissent. C’est pourquoi nous présentons ici séparément la création de l’Amicale en juillet 1945 – dans ce contexte d’unité exacerbée – et ensuite ses dix premières années d’existence, pendant lesquelles elle doit prendre position lors de conflits et constituer plus précisément son identité.
La création de l’Amicale en juillet 1945 : l’« esprit de Buchenwald »
L’Amicale de Buchenwald(1) est créée le 1er juillet 1945 lors d’une Assemblée générale rassemblant environ 500 anciens déportés de Buchenwald(2). Elle est créée dans le contexte de la Libération marqué par les difficultés matérielles de la population, en particulier celles des « rentrés »(3) d’Allemagne. La situation matérielle et morale particulière des déportés étant insuffisamment prise en compte par le gouvernement, les anciens déportés s’organisent en associations d’entraide, souvent entre anciens déportés d’un même camp – l’Amicale de Buchenwald est une de ces associations. D’autre part, au lendemain de la Libération, il s’agit en France de rassembler les Français autour d’une idée fédératrice : la Résistance en tant que combat patriotique dans l’unité de toute la nation au delà des divergences politiques.
C’est à la lumière de ce contexte qu’il faut étudier la création de l’Amicale. Certes, l’Amicale est en 1945 avant tout une organisation d’entraide pour les anciens déportés et leur famille, mais c’est aussi l’incarnation d’un idéal et d’une certaine vision de la déportation. En 1945, Frédéric-Henri Manhès, le président fondateur de l’Amicale, déclare que cette dernière est porteuse de « l’esprit de Buchenwald », incarné au camp par le CIF (Comité des Intérêts Français), l’organisation clandestine française dans le camp de Buchenwald, et dont l’Amicale serait la continuation en France après la libération du camp. « L’esprit de Buchenwald » désigne, dans les textes de l’Amicale en 1945, d’une part la solidarité matérielle, un esprit d’entraide et d’autre part le combat patriotique des déportés jusque dans les camps nazis. Les valeurs mises en avant sont celles de la patrie et de l’homme, et tous les déportés auraient combattu au nom de ces valeurs au delà des divergences politiques et partisanes(4). Dans ce discours, les déportés sont avant tout présentés comme des Résistants ; l’Amicale ne décrit pas leurs souffrances, elle décrit au contraire leur combat ; les déportés ne sont pas des victimes, ils sont des combattants de la Résistance. Ce discours est symptomatique de l’immédiat après-guerre, où l’évocation des souffrances n’a pas de place dans une société qui cherche à retrouver une fierté patriotique. Pour être entendu dans cette société, un groupe social doit se rapprocher de la valeur dominante, à savoir la Résistance.

Dans cet esprit, l’Amicale se donne donc pour but d’une part d’aider matériellement les anciens déportés et leurs familles sur une base d’entraide et de solidarité, et d’autre part de rappeler les valeurs pour lesquelles certains sont morts dans les camps. De plus, « honorer les morts » doit être, pour l’Amicale, plus que l’organisation de commémorations et l’érection de monuments, une action dans le présent pour porter les valeurs des déportés. En 1945, les déportés entendent s’engager politiquement dans la reconstruction d’une France nouvelle et la poursuite des criminels nazis et des collaborateurs français.
Au delà de ces buts concrets, l’Amicale entend être plus généralement le ciment de l’unité et de la fraternité des anciens déportés de Buchenwald au-delà des divisions politiques et partisanes, une unité qui a sa source dans l’unité des combattants français au sein du camp de Buchenwald dans la lutte pour la patrie et la liberté – en parallèle avec l’unité des résistants dans la lutte patriotique.
La création de l’Amicale en 1945 montre donc la volonté de continuer à porter des valeurs qui sont chères aux anciens déportés, mais aussi de s’intégrer par là dans un contexte national. C’est ce contexte qui conduit aussi à exclure les prisonniers de droit commun et à ne pas évoquer de façon particulière les déportés de confession juive, pourtant eux-aussi présents à Buchenwald.
L’Amicale au cœur des conflits de la société d’après-guerre
On ne peut comprendre cette insistance des premiers dirigeants de l’Amicale sur l’idée d’unité sans avoir conscience des conflits qui ont opposé les déportés au camp puis dès la libération. Communistes et socialistes se sont parfois opposés au sein du CIF, et, dès 1945, deux fédérations d’anciens déportés sont créées : la FNDIRP et la FNDIR, toutes deux par d’anciens déportés de Buchenwald, eux-mêmes membres de l’Amicale. Ces deux fédérations incarnent deux conceptions différentes de la déportation et elles sont animées par des forces politiques différentes. Le monde de la déportation n’est donc pas unifié en 1945, et bien que l’Amicale affirme dès 1945 sa volonté d’unité, elle se retrouve vite au cœur de conflits dans lesquels elle doit prendre parti. Les buts consensuels affichés en 1945 doivent être précisés.
Bien que toutes les associations d’anciens déportés aient été le cadre de conflits, notamment dans le contexte de la guerre froide, les conflits autour de l’Amicale de Buchenwald revêtent un caractère particulier dans le sens où Buchenwald est un symbole dans la société française d’après-guerre, un symbole qui dépasse l’Amicale, un symbole de la déportation résistante. Dans les dix premières années de son existence, l’Amicale est avant tout préoccupée par des débats sur la définition de la « vérité historique » sur la déportation à Buchenwald. Dès 1946, les anciens déportés communistes de Buchenwald, au premier rang Marcel Paul, sont accusés, souvent par d’autres anciens déportés – non communistes – de Buchenwald, de falsifier les faits historiques et de se présenter en héros de la Résistance alors qu’en réalité ils auraient commis d’horribles crimes au camp, favorisant uniquement les camarades politiques(5). De plus, le symbole de la libération du camp le 11 avril, dans laquelle les détenus auraient eu une part active, est remis en cause par les adversaires de l’Amicale, qui remettent en question voire nient le rôle des déportés dans la libération du camp. Le débat fait rage pendant dix ans dans les colonnes du journal de l’Amicale, chacun faisant appel à sa qualité de témoin pour justifier sa version des faits. L’Amicale dénonce l’anti-communisme de ses adversaires, publie des témoignages en sa faveur de la part d’anciens déportés non-communistes, fustige ses adversaires en les qualifiant de « voix non autorisées » n’ayant pas « vraiment » vécu Buchenwald. Elle affirme être un ferment d’unité entre les déportés, partageant le même idéal patriotique et de liberté au-delà de divergences politiques ; ses adversaires sont alors, pour l’Amicale, animés par un esprit « anti-national » et « anti-patriotique », contraire au combat des déportés et au serment de Buchenwald, et étant donc une insulte aux déportés morts dans les camps. À la suite de ces débats, nombre d’anciens déportés quittent l’Amicale, et il devient alors clair qu’elle est un acteur de la mémoire de Buchenwald en France et non l’acteur unique de cette mémoire.

Le conflit n’est pas seulement idéologique, il a aussi des conséquences concrètes pour les anciens déportés. Pour obtenir des indemnités plus importantes, les anciens déportés doivent se faire délivrer une carte de « Déporté et Interné de la Résistance » (DIR). Ces cartes sont alors l’objet d’un conflit, l’Amicale dénonçant l’anti-communisme des commissions d’attribution qui la refuseraient à tous les membres du parti communiste. Recevoir une carte DIR représente alors bien plus que des avantages matériels, il s’agit avant tout d’une reconnaissance officielle de l’activité résistante des anciens déportés de Buchenwald. Le conflit dure des années, de même que le débat sur la question de la reconnaissance officielle de la Brigade française d’Action libératrice (BFAL)(6) de Buchenwald comme unité combattante de la Résistance.
Ce conflit sur le symbole même de Buchenwald s’inscrit dans la France de l’après-guerre, où la ligne de partage est de moins en moins entre « collaborateurs » et « résistants », comme en 1945, mais de plus en plus entre communistes et non-communistes, et ce dans le contexte international de guerre froide. En 1947, les communistes sont exclus du gouvernement et le gouvernement français prend ouvertement parti pour l’Ouest et contre l’Union Soviétique à l’Est. C’est aussi dans ce contexte que l’Amicale interprète le serment de Buchenwald et la manière d’honorer la mémoire des morts au camp.
Dans tous les débats politiques des années 1950, l’Amicale prend parti pour l’Est et dénonce la présence de « fascistes » à l’Ouest, reprenant la dialectique de guerre froide. Elle oppose, dans ses discours, la RFA, qu’elle déclare être un repaire d’anciens nazis et donc de nouveaux fascistes ayant pour seul but le réarmement et une nouvelle guerre – cf le débat sur la Communauté européenne de Défense, l’Amicale étant opposée à la ratification de ces traités – et la RDA, qui elle serait le bastion du combat anti-fasciste pour la paix et la liberté – cf la signature de l’Appel de Stockholm par l’Amicale. Par l’organisation de pèlerinages à Buchenwald, l’Amicale entend montrer que la RDA est un Etat modèle bien loin de la « propagande » négative à son encontre diffusée à l’Ouest. Il est important de comprendre qu’à aucun moment l’Amicale ne considère ses prises de position comme partisanes ; bien qu’elle adopte souvent des positions semblables à celles du parti communiste et que nombre de ses dirigeants sont membres du PCF, elle ne se réclame pas ouvertement de cette tradition. Au contraire, elle invoque le serment de Buchenwald. Dans ce discours, tout ancien déporté désireux de respecter le serment et donc d’honorer la mémoire des morts au camp se doit d’être en accord avec les prises de position de l’Amicale. Ceux qui le refusent sont accusés de ne pas respecter le serment fait aux morts. Mais, comme on le voit, l’Amicale a une façon d’interpréter le serment à Buchenwald largement influencée par le discours « antifasciste » de l’Allemagne de l’Est, avec laquelle elle entretient des relations étroites.
On voit ici que, alors qu’en 1945 l’idée de continuer le combat des déportés est plutôt consensuelle au sein du monde de la déportation, la mise en pratique de cette idée conduit à des conflits entre et au sein des associations d’anciens déportés.
Les dix premières années d’existence de l’Amicale montrent bien les difficultés pour unir les anciens déportés, déportés certes vers le même camp, mais pour des motifs différents, ayant des convictions idéologiques et politiques différentes et ayant vécu des expériences différentes au camp. La situation de l’Amicale est d’autant plus particulière que Buchenwald est un symbole à part entière dans la société française d’après guerre, et que l’Amicale entretient des relations avec le site de Buchenwald qui se situe à l’Est du rideau de fer.
Les conflits évoqués ici ne disparaîtront pas et resteront une constante de l’Amicale jusqu’à nos jours. Les questions centrales étaient et sont : que s’est-il passé à Buchenwald, qu’en était-il de la résistance et de la libération ? Comment interpréter le serment du 19 avril, afin de le mettre en œuvre ? Ces questions sont influencées par des discours politiques et idéologiques. Une autre question pourtant devient de plus en plus centrale au fil du temps : celle de la transmission aux jeunes générations de l’histoire de la déportation à Buchenwald
1 L’Association Buchenwald-Dora et Kommandos est créée en 1945 sous le nom d’« Amicale de Buchenwald », devenant dans les années 1960 l’Association de Buchenwald-Dora et commandos, en réaction à la création de l’Amicale de Dora- Ellrich.
2 Il existe très peu d’informations sur cette assemblée générale, ainsi que sur les personnalités à l’origine de l’AG. On peut cependant supposer que Marcel Paul et Frédéric Henri Manhès, ayant fondé peu avant la FNDIRP, en sont à l’origine. Ils deviennent rapidement les figures les plus importantes de l’Amicale.
3 Terme utilisé en 1945 pour désigner toute personne ayant séjourné en Allemagne pendant la guerre et étant de retour sur le sol français
4 Les valeurs évoquées par l’Amicale – et par toutes les associations d’anciens déportés – sont volontairement vagues pour rassembler le plus d’anciens possible. Ce sont les actions de chaque association qui permettent de voir ce qu’elle entend par « patrie », « homme », ou encore « liberté » et « Plus jamais ça ».
5 Ce débat sur la résistance clandestine à Buchenwald est encore vif aujourd’hui malgré la publication du livre d’Olivier Lalieu, La Zone Grise, la résistance française à Buchenwald, et n’est pas étranger aux lecteurs du Serment – l’an dernier encore, le journal traitait d’une « Nouvelle approche de la résistance dans le camp », et, dernièrement, a recensé un nouveau livre, Une vie contre une autre, abordant cette difficile question de la résistance à Buchenwald.
6 Fraction armée du CIF.
*Juliette Constantin a fait des études interdisciplinaires franco-allemandes et s’est spécialisée dans les lieux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Elle a écrit un mémoire sur l’Association Buchenwald-Dora et Kommandos entre 1945 et 1965 et prépare actuellement une thèse sur le travail éducatif des associations d’anciens déportés en France depuis 1945. Elle travaille dans plusieurs mémoriaux du Sud-Ouest de l’Allemagne.