1945, la création du mouvement déporté

Par Olivier Lalieu

Capture d’écran 2015-06-01 à 15_FotorLe retour à la liberté des survivants des camps nazis n’est pas le moment d’allégresse tant espéré. Par-delà la diversité de l’origine de la déportation, des parcours et des situations individuelles, la confrontation avec des situations défiant la raison, la proximité avec la mort, la perte d’êtres chers, l’épuisement, entament la joie de beaucoup.
Sans concevoir l’ampleur des crimes commis et leurs funestes conséquences, sans pouvoir imaginer ce si difficile retour à la vie, la préparation de l’accueil, de la réinsertion et de la défense des rescapés avaient fait l’objet depuis des mois d’une réflexion et d’une mobilisation. Dans les camps mêmes, en particulier à Buchenwald, certains se projetaient vers l’avenir pour imaginer le rassemblement des rescapés une fois la paix retrouvée.
Face à la découverte progressive des camps et de l’état des déportés, physique et psychologique, dont personne n’avait imaginé l’horreur, les autorités alliées vont être dépassées, dans leurs méthodes comme dans les moyens mis en œuvre. Cette situation dramatique les conduit à modifier leurs plans initiaux. Les retours se déroulent par avion ou bateau, trains de marchandises ou de voyageurs, par camion ou voiture, à pied ou en charrette. D’abord envisagé uniquement pour les prisonniers de guerre, le recours aux avions va être utilisé massivement à l’ouest pour accélérer les rapatriements. 8 000 personnes par jour arrivent ainsi à l’aéroport du Bourget sur 25 000 au total quotidiennement sur Paris.
Les rescapés constituent dans la France du printemps 1945 un groupe restreint de moins de
50 000 personnes. Ils sont noyés parmi la masse des autres « absents » que le pays doit rapatrier des quatre coins d’une Europe détruite et désormais partagée en zones d’occupation ou d’influence : 700.000 requis du Service du travail obligatoire et 950.000 prisonniers de guerre, revendiquant eux aussi une reconnaissance officielle. Mais les anciens déportés disposent, dès le retour, d’un poids symbolique dans tous les sens du terme, par leurs forces vives numériques peu nombreuses comme par l’expression d’un destin particulier, marqué par la souffrance et la mort, un capital moral à honorer et à défendre.
À Buchenwald, 32 personnalités sont évacuées par avion dès le 18 avril, une semaine après la libération du camp, non sans ressentiment parmi la communauté française. Beaucoup de Français sont envoyés à Eisenach puis rapatriés fin avril en train vers Mayence avec des PG et des STO. La frontière est traversée en camion à Longuyon puis le trajet se poursuit vers Paris en wagon de voyageur. Le trajet aura duré trois jours. Figures éminentes du comité des intérêts français, Frédéric Henri Manhès et Marcel Paul retournent en Allemagne après avoir alertés les autorités sur l’urgence du rapatriement, afin d’épauler leurs camarades demeurés sur place.
Parmi les rescapés, les formalités administratives sont souvent mal ressenties, comme une marque d’incrédulité et de défiance à leur égard. Si la sécurité nationale impose ces contrôles, ils sont parfois effectués sans guère de considération et avec une sévérité qui confine à l’intransigeance, ignorant ou méprisant les réalités vécues par les déportés.
Tous n’ont qu’un seul souhait, une seule urgence, exercer pleinement leur liberté et retrouver leurs proches.
Dans la précipitation, la gare d’Orsay à Paris est réquisitionnée fin mars pour l’accueil des PG et STO. Dans les semaines qui suivent, ce lieu apparaît totalement inadapté pour les déportés. L’hôtel Lutétia est à son tour réquisitionné pour pouvoir héberger les plus affaiblis dans l’une des 500 chambres et les nourrir, dans une époque qui demeure marquée par les pénuries, grâce aux importantes réserves de nourriture présentes sur place. Des soins peuvent également leur être prodigués. Cependant les rescapés ne restent le plus souvent que quelques heures, désireux avant tout de regagner leur foyer et de retrouver les leurs.
À l’extérieur, des centaines de familles se pressent chaque jour devant l’Hôtel où sont affichées les listes de déportés rapatriés et assaillent de questions les survivants.
Le ministère des prisonniers, déportés et réfugiés, conduit par Henri Frenay, organise le rapatriement en lien avec les Alliés et dirige l’accueil en France. Il est conscient de la limite des moyens humains, matériels et financiers dont il dispose. Il décide donc de s’appuyer sur des associations regroupant les différentes catégories de rapatriés pour prolonger et renforcer l’action des pouvoirs publics.
À l’automne 1944, deux entités majeures se destinent à accueillir dans leurs rangs les déportés. La première voit le jour au sein du Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD). Il s’agit de la « Fédération nationale des déportés et internés politiques. La seconde, la Fédération nationale des centres d’entr’aide d’internés et de déportés politiques (FNCEAIDP), a été impulsée par le Ministère des prisonniers, déportés et rapatriés, et dispose d’une stature nationale. Recevant le concours actif du Comité des oeuvres sociales des organisations de Résistance (COSOR), ses moyens n’en demeurent pas moins insuffisants au regard de l’urgence. Elle accueille de nombreux rescapés dès le printemps 1945 et s’impose rapidement comme la principale organisation. Un congrès se tient à Paris à l’automne de la même année, réunissant les délégués des deux mouvements. Il aboutit à l’intégration de la Fédération des déportés du MNPGD au sein de la Fédération des centres d’entr’aide. Elle prend le nom de Fédération nationale des déportés et internés patriotes, rebaptisé en janvier 1946 Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP). Elle s’installe au 10 de la rue Leroux dans le 16e arrondissement de Paris, dans un hôtel particulier appartenant à la princesse Murat. Le colonel Manhès en devient le président et Marcel Paul l’un des vice-présidents.
programme-CN6b9b-24461-20f33En marge de la Fédération des centres d’entr’aide, une autre fédération voit le jour dès le printemps 1945, autour d’un noyau de rescapés de Buchenwald conduit par deux anciens parlementaires, le radical-socialiste Albert Forcinal et le socialiste Eugène Thomas, deux autres figures du Comité des intérêts français. Ils refusent les structures en place et affirment leur volonté de se retrouver uniquement entre déportés pour faits de Résistance, à la différence des autres mouvements au recrutement plus ouvert. Ils dénoncent également l’emprise des communistes sur la FNDIRP, dans le prolongement des conflits apparus au sein du bureau du CIF avant même la libération du camp de Buchenwald. Albert Forcinal se rapprochera toutefois de la FNDIRP et de l’Amicale de Buchenwald au début des années 1950 dans le contexte du réarmement de l’Allemagne occidentale, dénoncé avec force par ces organisations.
Durant la déportation, certains se projetaient dans l’avenir et envisageait la formation de mouvements rassemblant les survivants. Les collectifs clandestins, de Buchenwald, de Mauthausen ou de Dachau par exemple, deviennent ainsi le socle des amicales qui se constituent en France dans les semaines suivant le retour. Ces amicales de camps s’affilient majoritairement à la FNDIRP, sauf Dachau et Flossenburg qui demeurent indépendantes. L’Amicale de Buchenwald dispose d’une place notable par le nombre de ses adhérents et son aura, conséquence de l’œuvre de la Résistance clandestine au camp.
En septembre 1945, la France compte ainsi une multitude d’organisations accueillant les déportés politiques : 29 associations nationales, 107 associations départementales et 56 associations locales. Des clivages politiques ou confessionnelles, des conflits de personnes aussi, les opposent parfois. Beaucoup vont disparaître ou fusionner au sein des organisations les plus représentatives que sont la FNDIRP et la FNDIR, devenue en 1950 la FNDIR-UNADIF après la scission survenue l’année précédente au sein de la FNDIRP.
La question de l’unité parmi les rescapés et les familles de disparus se posent dès le retour et demeura ouverte pendant des décennies, alors que les dissensions politiques éprouveront durement le mouvement déporté par-delà l’idéal de fraternité partagé par le plus grand nombre et alors que la guerre froide exacerbe les divisions.
Le programme du Conseil national de la Résistance sert de socle à la société qu’appellent de leurs vœux les militants de la FNDIRP. Les statuts de cette association soulignent ainsi l’étendue de ses activités, y compris dans le champ politique. Ils rappellent en premier lieu le « serment fait à nos morts pour que ne se renouvellent jamais les conditions qui ont engendré les internements, les déportations et leurs sacrifices ».
Ainsi, si ces associations fondent leur action dans la défense des droits matériels et moraux de leurs adhérents, rescapés et familles de disparus, elles vont néanmoins largement déborder de ce cadre au nom des valeurs héritées de la Résistance et de la Déportation, avec des engagements divergents et non sans instrumentalisation parfois, mais toujours avec conviction.