Témoignage Gilbert CLERGET

De Buchenwald à Ohrdruf et retour

Immatriculé 74107 à mon arrivée au camp de Buchenwald je suis appelé à la Schield 1, le 29 décembre 1944. Le 15 février 1945, sortant de la Gestapo, je rejoins le camp, mon 74107 en repassant la grille s’est mué en 131134 à la sortie de la chaîne : coiffeur, désinfection, etc… Je rejoins le block 17, nouveau domicile.
Fin février, départ en transport sur S3, Ohrdruf de mauvaise réputation, certains murmurent même « Extermination ».
Voyage Buchenwald-S3 en une journée passablement tassés dans les wagons à bestiaux. Le camp d’Ohrdruf situé trop loin des chantiers, nous atterrissons finalement à Crawinkel.
Quel spectacle pour des yeux pourtant déjà blasés. Nous sommes dans un camp fourré de taupinières géantes. Les blocks en bois sont recouverts de terre. Les bats-flancs sont aussi en terre.
Le travail est exténuant, front de taille dans la poussière et la boue, creusement de tranchées de faible profondeur (50 à 60 cm) mais dans du calcaire. Il s’agit d’enterrer les câbles, pose de sections de rails déjà vissés sur les traverses.
Fin mars, le canon commence à se faire entendre.
Pâques, 1er avril 1945, la rentrée du travail a lieu à midi. C’est, paraît-il, la première fois que cela se produit. Lundi 2, les appels se succèdent, mais tout le monde reste au camp.
Les morts sont empilés sur des tiges de fer et un grand feu de bois est allumé sous ce grill géant. Il brûlera toute la nuit et brûlait encore lors de notre départ.

Dessin de Léon Delarbre : "Le commando sur la place d'appel avant le départ pour le tunnel. Dora. Janvier 1945"
Dessin de Léon Delarbre : « Le commando sur la place d’appel avant le départ pour le tunnel. Dora. Janvier 1945 »

Mardi 3, appel de deux heures, puis transport de genres de châlits, sortis on ne sait d’où, jusqu’à la gare. Trajet aller et retour 8 kilomètres ; les gardes sont calmes aussi la chenille se meut lentement.
Vers 16 heures, rassemblement, que les malades et les détenus trop fatigués rejoignent l’infirmerie, le transport rentre à pied sur le camp « mère ».
Les bruits de canon se sont terriblement rapprochés, on distingue des départs et des arrivées. La colonne a à peine franchit trois à quatre kilomètres que nous passons à hauteur d’un camion qui brûle. Il transportait des boîtes de viande. Quelle bonne odeur pour des affamés; quelques boîtes montent telles des fusées et éclatent. Un rayé se précipite pour récupérer l’une d’elle. Une rafale l’arrête net.
La marche continue toute la nuit accompagnée par les roulements d’artillerie, et ponctuée par les rafales et les coups de fusil achevant les traînards.
Mercredi 4, après le lever du jour, arrêt dans une vaste prairie, où est dévoré par la plupart d’entre nous, le reste du tiers du pain perçu avant le départ. Les Français, peu nombreux, cherchent à se regrouper, mais la halte est déjà terminée et la chenille aux milliers de pattes chaussées de « claquettes » se reforme. Nous sommes environ 2 000 à 3 000 concentrationnaires; où sont donc les 8 000 à 9 000 qui complétaient le transport S3 dit aussi  » Maria  » ?
Les pas sont de plus en plus pesants et malgré les remontrances et les invectives du reste de la colonne, la tête composée de nos kapos, de Vorarbeiter et de Russes, avance toujours aussi vite. Le rythme des rafales et des claquements de fusil augmente. La nuit approche, mon voisin de colonne est français; la route traverse un bois de pins, elle est à flanc de coteau.

Les marches de la mort, dessin de Thomas Geve
Les marches de la mort, dessin de Thomas Geve

En quelques mots nous sommes d’accord et nous nous élançons en montant. Les SS réagissent avec retard, une rafale et quelques coups de fusil nous saluent. Une balle m’ouvre le cuir chevelu et m’assomme aux trois quarts, mon co-équipier me traîne quelques mètres. Les gardiens ne nous ont pas poursuivis. Nous dormons sur place, vidés.
Juste avant le lever du jour, nous décidons de marcher au canon, il nous faut franchir la route, nous dévalons… pour nous trouver en plein sur notre convoi qui s’était arrêté pour la nuit. Miracle ! les SS ne tirent pas quand nous fonçons littéralement dans les rangs, un coup de crosse me casse l’avant-bras droit.
Nous traversons un village, les femmes ont placé les bidons de lait remplis d’eau au bord de la route, mais c’est pour nos gardes. Si un « Stuck » s’approche, le bidon est renversé.
Je commence à décrocher, je flotte, je suis dépassé par les rangs qui suivent. Tout m’est égal. Un tracteur attelé à une remorque me dépasse lentement, soudain je suis tiré par mon bras cassé et j’entends « monte ». Aidé du Français, comme en témoigne son écusson, je me hisse. Aucun hurlement, rien, je m’assieds le plus naturellement du monde à côté de mon sauveur, sur un cadavre émacié.
Nous sommes du même coin de France, 22 kilomètres seulement séparent nos maisons. Nos gardiens ont réquisitionné les remorques et les tracteurs pour ne plus laisser derrière eux que le minimum de cadavres ou de moribonds.
Le 5 avril, vers 15 heures, nous sommes sur la place d’appel de Buchenwald. Les rangs de cinq tombent brusquement, bousculant comme des quilles le rang suivant. Après « désinfection » nous sommes amenés au petit camp. Le 7 ou le 8, la presque totalité du transport S3 reprend la route où presque tous, sinon tous, laisseront ce qui leur restait de vie.
Pour ma part, grâce au docteur MAYNADIER, je suis « hospitalisé » à la salle 11 du Revier d’où, le 11 avril 1945 en fin d’après-midi, je vois le premier blindé U.S. monter vers le sommet de la colline en longeant, à l’extérieur, les barbelés clôturant le camp. Aucun fantassin ne l’accompagnait.

Texte publié en janv-fév 1981 dans Le Serment N° 139

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