Témoignage de Étienne CHAULET

Noël 1944 à Buchenwald

En dépit d’une mémoire qui peut défaillir, en raison de la foule d’événements que j’ai vécue pendant 54 mois d’incarcération, je ne pense pas trahir la vérité en rappelant ce souvenir vieux de près de 41 ans.
J’étais ce soir là de corvée «frisor» (coiffeur) pour tondre de nouveaux arrivants de Hongrie, notamment de Budapest. Cette corvée se déroulait de la façon suivante : le «frisor» muni d’une tondeuse électrique, dont les lames étaient presque toutes ébréchées, débutant par la suppression sur le sommet du crane d’une large bande de cheveux, ensuite raser les poils tous azimuts, sur le corps.
tonsureAprès le passage de l’outil ébréché sur le corps du détenu, le plus souvent couché sur un banc ou en posture adéquate, il était non seulement ensanglanté mais atteint dans sa dignité quand il constatait la métamorphose grotesque de sa silhouette.
Ensuite, c’était la douche, trop froide ou trop chaude avant d’être plongé tête la première dans une infecte baignoire dite de désinfection utilisée par des centaines de détenus.
À la fin de ce cycle infernal, l’homme meurtri dans sa chair, mais atrocement humilié pouvait déjà prendre conscience de sa déchéance voulue par le nazisme. Hélas, d’autres épreuves l’attendaient, jusqu’au 11 avril 1945.
(……) La particularité des détenus de ce convoi était leur bon état physique en général. Le plus surprenant pour moi fut la découverte d’un homme encore jeune, parlant correctement le français. J’engageai la conversation pour apprendre qu’il avait exercé en France, à Paris, l’artisanat (petit fabricant de parapluies) dans le quartier de la rue du Sentier.
Après ce prologue, quel est le souvenir de ce soir de Noël 1944 ? Alors que de par le monde et évidemment dans le camp, nous suivions, jour après jour, le déroulement des opérations militaires, des progrès vers l’écrasement de l’armée hitlérienne par les forces alliées, je posais la question à cet homme s’il ignorait que l’avance des armées soviétiques à l’époque au lac Balaton, s’apprêtait à prendre Budapest ? Pourquoi ne pas s’être caché dans cette attente ? Il me fit l’aveu que c’était bel et bien l’avance rapide de l’armée soviétique qui avait conditionné son état d’esprit et l’origine de sa peur. Je me souviens parfaitement avoir répondu à cet homme: « Vous vous êtes jetés dans la gueule du loup» qui confirme que ce malheureux avait cédé à un anticommunisme démentiel, délirant, primaire. De tout coeur, je souhaite que cette peur d’échapper aux Bolcheviks n’en fit une nouvelle victime du nazisme. (…)

Texte publié en janvier-février 1987 dans Le Serment N° 186

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