GIRARDET Albert KLB 51557

 

À 15 ans, il aide son père, militant et résistant. La route communale longeant leur jardin bordait la zone libre. Albert fait passer à plusieurs reprises des personnes en zone libre. Alors qu’il est caché dans une remise, un officier allemand lui tire dessus. Son estomac est perforé et il perd un rein. Soigné à l’hôpital, il n’est pas arrêté en raison de son jeune âge. Plus tard, en avril 1944 il est arrêté sur dénonciation. Après des interrogatoires, puis la prison de Montluc et le camp de Compiègne, il est déporté à Buchenwald le 12 mai 1944. Après la quarantaine au Petit Camp, il est envoyé au Kommando Wieda (construction d’une voie ferrée destinée à acheminer les fusées V1 et V2) puis au Kommando Osterhagen, très dur. Au mois de juillet 1944, il est transféré à Dora où il travaille 7 mois dans le tunnel (matricule 51557). Il est évacué avec d’autres prisonniers vers Bergen-Belsen où ils arrivent le 15 avril.

À la libération, Albert Girardet est hospitalisé quelques jours en Belgique, il rentre en train sanitaire à Paris où il est accueilli au Lutetia.

Membre depuis de nombreuses années de l’Association Française Buchenwald-Dora et Kommandos, Albert Girardet est retourné de très nombreuses fois à Buchenwald, accompagnant des groupes de jeunes.


Le voyage et l’arrivée à Buchenwald

J’ai été arrêté le 11 avril 1944. Mon frère ainé l’a été en même temps et il a fait partie du même convoi et fera les mêmes camps dans les mêmes conditions. Nous avons été conduits à Lyon pour être emprisonnés au fort Montluc. Puis conduits à Buchenwald via Compiègne dans un convoi de 2100 hommes parti le 12 mai.
Nous avons atteint le camp de Buchenwald (forêt de hêtres) le 14 mai dans la soirée, situé sur la colline de l’Ettersberg, près de la ville de Weimar. Nous étions asphyxiés en arrivant, nous n’avions plus de salive tellement nous étions serrés dans les wagons, entre 100 et 120 personnes ; il nous avait été remis une seule boule de pain au départ de Compiègne. Nous étions sans eau ni toilettes, une seule tinette au milieu du wagon. C’était une promiscuité terrible, la moitié d’entre nous était debout, les autres étaient assis. Dans le wagon à bestiaux qui nous transportait un Saint Claudien s’était intégralement trempé dans la tinette pour se rafraîchir.
On ne savait pas où on allait, où on arriverait, on ne savait pas ce qu’était un camp de concentration. Mon frère a sauvé un camarade en le tenant durant le voyage devant la « caluchette » (sorte de petit soupirail dans les wagons) pour qu’il respire. Nous avons pénétré dans le camp par la porte d’entrée où est inscrit « jedem das seine », à chacun son dû. Après avoir franchi le Karachoweg (le bon chemin, en russe Karacho signifie bon) à marche forcée, nous sommes arrivés sur la place d’appel où étaient disposés de grands bacs en bois. Un camarade de Moret était en habit de ski, il a enlevé sa chaussure et a puisé de l’eau dans l’un des grands bacs avec sa chaussure de ski. Moi j’ai trempé ma tête dedans. Nous avons ensuite été transférés à la désinfection, nous avons été totalement dénudés. On nous a pris tout ce que l’on possédait (habits, valises, argent). On était trempés complètement dans des bacs de grésil. Après nous sommes allés au magasin d’habillement, pour toucher une chemise, un pantalon, un bonnet et une veste à rayures de déportés. Ce devait devenir notre uniforme. Certains ont eu la chance d’avoir un pullover ou un pardessus. Nous avons eu en plus une gamelle, mais il n’y en avait pas suffisamment pour tout le monde. Nous avons également reçu notre numéro de déporté, ce fut pour moi le 51557, qu’il m’a fallu apprendre par cœur en Allemand. Je le connais encore, je ne l’oublierai jamais, einundfünzigtausendfünfhundertsiebenundfünfzig. J’ai reçu également comme tous mes autres camarades, le triangle rouge avec un « F » marquant les déportés politiques français, afin que l’on soit marqués et reconnus immédiatement par nos gardiens SS.

De là, j’ai été dirigé vers trois grandes tentes de toile, où tout le convoi des 2000 déportés devait  dormir. Nous étions serrés  tels des sardines. Si on se relevait la nuit, on ne retrouvait pas sa place.  J’y suis resté pendant la quarantaine. Pendant celle-ci, je ne travaillais pas, on a eu des piqûres en rang par cinq, contre diverses maladies.

Albert GIRARDET, Témoignage, Archives AFBDK, 2011


J’ai eu 20 ans dans le tunnel de Dora

J’ai été affecté au camp de Dora courant juillet 1944. J’ai d’abord travaillé dans un Kommando extérieur. On coulait des dalles de béton pour construire de nouvelles routes. J’ai ensuite été affecté dans le tunnel. J’y suis resté près de huit mois. J’ai travaillé dans l’un des deux tunnels long de deux kilomètres, dans le magasin des pièces détachées de la fusée V1, le tunnel A. Les trains passaient dans les tunnels, les halls de montage des fusées V1 et V2 étaient sur le côté. Les déportés dormaient dans des baraques en montant vers le bois, mais il y en avait encore qui travaillaient et dormaient à l’intérieur du tunnel et ne voyaient pas le jour. Les conditions de vie et de travail étaient atroces. La température dans le tunnel était constante et n’excédait pas 8°C. Moi j’ai eu la chance de dormir dans une baraque (block 132). On l’appelait le block de « folette » parce que le chef de block était considéré comme fou. Quand il servait la soupe et quand il y avait du rab (Nachschlag) si le déporté ne lui plaisait pas, il donnait un coup de pied violent dans la gamelle. On travaillait par équipes de jour ou de nuit (Tagschicht ou Nachtschicht), douze heures de nuit ou douze heures de jour. Le travail était très dur et très surveillé.

Un jour il m’est arrivé un incident qui aurait pu avoir pour moi des conséquences mortelles s’il y avait eu un SS témoin de la scène. Au magasin, je travaillais avec un palan électrique. Je descendais les propulseurs de la fusée V1 sur la chaine de montage. J’avais deux pinces sur le palan pour prendre le propulseur, et par une fausse manœuvre, celui-ci a glissé des deux pinces et il est tombé quatre mètres en contrebas. J’ai eu la chance qu’il tombe à côté de la chaine de montage et non pas sur elle. Les Meister criaient, ils avaient des insignes nazis, et je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. J’ai alors demandé au contremaître, un Alsacien « que disent-ils en bas ? », il m’a répondu « ils disent qu’ils vont nous faire pendre ». Inutile de vous avouer que je suis resté un certain temps tétanisé par la gravité de l’incident. Je pensais être appelé auprès du Rapportführer à l’entrée du camp, dans la baraque des SS. Il n’en fut rien, les jours ont passé, pour moi très difficilement, avec une peur décuplée d’être appelé. J’ai eu de la chance. Il y avait peu de dégâts, ce n’était que le cache qui était détérioré, on l’a changé sans que les responsables SS s’en rendent compte. En effet, lorsqu’ il y avait un sabotage ou un incident considéré comme grave, le ou les déportés considérés comme coupables étaient pendus directement sur la chaine à l’aide des palans.

J’ai eu 20 ans le 23 février 1945 dans le tunnel. C’était pour moi un jour comme un autre. Car savais-je ce jour-là que j’avais 20 ans ? Nous étions déshumanisés, nous n’étions représentés que par un numéro. Nous avions perdu la notion du temps et des choses. Nous ne pensions qu’à manger. Dans nos conversations, c’était un leitmotiv. Avec les copains de Saint Claude ou de Morez, dans le magasin où nous travaillions, on se disait : «  quand on va rentrer, tu viendras me voir, on se fera des fondues, on mangera des raclettes. » manger, manger, manger, la faim nous tenaillait.  A Dora, durant l’hiver 44/45, il y a eu une menace de typhus, nous sommes tous passés à la désinfection. Celle-ci se faisait avec des autoclaves pour les vêtements attachés entre eux avec nos numéros pour les retrouver. On a attendu, nus, en plein hiver, que nos habits soient prêts après cette désinfection. Il faisait peut être 15 degrés en dessous de zéro.

A Dora, le 10 mars 1945, j’étais dans l’équipe de nuit. Au matin, peu de temps  après être  sorti de mon Kommando et avoir rejoint ma baraque, la cloche a sonné. On venait à peine de s’endormir, il fallait que tout le monde descende vers la place d’appel. C’était grave, car la SS de Nordhausen était présente. Deux potences avaient été dressées. Il y avait à ce moment beaucoup de sabotages, surtout de la part des déportés russes. De la prison  (Bunker) sont sortis des déportés russes en majorité. Ils avaient tous un mors aux dents pour qu’ils ne puissent pas parler. Les 56 hommes devaient être pendus. Il n’y avait pas de Français ; les droits communs allemands (reconnaissables à leur triangle vert) participaient aux préparatifs. Mon chef, un maquereau de Berlin, aidait les SS. Il y avait deux tabourets de chaque côté de la potence. Malgré le mors, les Russes insultaient les nazis.  Dans les rangs, nous étions tous présents et nous ne devions pas tourner la tête. A Dora, il y a eu des quantités de pendus ou tués d’une balle dans la tête. Si un déporté était pris dans un acte de sabotage dans le tunnel, sur la chaîne de montage, il était pendu séance tenante à l’aide d’un palan directement sur son lieu de travail. J’en porte toujours les stigmates, je l’emporterai avec moi. Je n’oublierai jamais.

Albert GIRARDET, Témoignage, Archives Association Française Buchenwald-Dora et Kommandos, 2011