Première journée à Buchenwald
Vous demandez toujours des témoignages sur ce qui s’est passé de particulier à Buchenwald. Voici un épisode tragique qui me revient à l’esprit, auquel j’ai assisté au printemps 1943.
Mon chef de Block, Emil Carlebach, me disait le jour de mon arrivée : “Tu es le premier et le seul juif avec un point d’évasion. Je suis obligé de t’affecter d’office à la carrière. Mais à cause de cela, je vais te faire une faveur. Tu rapporteras tous les soirs la marmite à la cuisine. Tu verras, il en restera toujours une bonne gamelle en grattant en dedans.”
Cette faveur a sûrement contribué à ce que je tienne le coup pendant seize mois dans ce kommando de discipline ! Revenons à l’épisode cité plus haut.
Un Russe et un Français travaillaient tous les deux dans la même rangée et la coïncidence voulait que tous les deux commettent la même imprudence, c’est-à-dire qu’ils ne travaillent pas. Ils restaient immobiles, appuyés sur leur pelle. Le Kapo arrive et dit au Russe “Rouski, rabota, rabota !” (travailler). Celui-ci répond “Rouilla !” (C’est la traduction de “merde”, en fait, “mes couilles”). Le Kapo connaissait les mots grossiers en russe et en français. Il lui donna un violent coup de poing à la tête et le fit étaler par terre. Il se releva lentement et reprit sa pelle.
Quant au Français, le Kapo sachant que je parlais français s’adressa à moi : “Dis-lui qu’on ne demande pas du rendement ici, mais il faut quand même qu’il bouge !” Je fis la commission. Or le Français le prit de haut : “Fiche moi le camp” – “Oh, mon vieux, sache que les fortes têtes ne deviennent pas vieux ici !” Je retourne à mon travail. Le Kapo revient et me demande : “Tu n’as pas fait la commission ?” – “Bien sûr que oui !” – “Mais il ne travaille pas. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?” – “Je ne te le répète pas !” – “J’ai compris !”. Il dit au Français : “Travailler, travailler !” (en français). Notre compatriote lui répond : “Oh toi, je t’emmerde !” Lui aussi reçut un coup de poing qui le fit tomber. Mais au lieu d’agir comme le Russe, il donna un coup de pied dans les jambes du Kapo… J’ai su alors qu’il signait son arrêt de mort. Il reçut une telle raclée que nous dûmes le porter à l’hôpital.
Le soir, j’allais prendre de ses nouvelles. Ma femme était parisienne et moi-même j’étais en cours de naturalisation. Je demande à l’infirmier à voir le Français qu’on a ramené le matin de la carrière. Réponse : “Il est déjà passé par la cheminée”. Je lui dis : “Tout de même, il n’était pas moribond !” – “N’insiste pas. Ici c’est dangereux si quelqu’un en sait trop !” On a dû lui faire une piqûre de phénol, poison foudroyant. C’était un garçon costaud, âgé de 32 à 35 ans. J’ignore d’où il était. Il avait plutôt l’accent d’un parisien.
C’était son premier jour à Buchenwald.
Texte publié en septembre-octobre 1997 dans Le Serment N° 255