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L’INHUMANITÉ DES CAMPS : LE PEUPLE NU
L’Univers concentrationnaire est l’un des deux ouvrages de référence sur les camps de concentration nazis (avec Les Jours de notre mort, roman de 800 pages publié en 1947) de David Rousset (1912-1997). Ecrit en août 1945 et publié l’année suivante, ce livre suscite dès sa parution un profond retentissement. Il mêle le témoignage cru et les considérations les plus générales qu’ inspirent à David Rousset ses seize mois de camp, dont Buchenwald.
L’Univers concentrationnaire est un petit livre de 121 pages et 18 courts chapitres. il s’ouvre sur l’arrivée à Buchenwald et se clôt sur un bilan de l’expérience concentrationnaire. Il décrit à la fois l’organisation de ces camps, avec sa hiérarchie et son chaos, et l’impact des conditions de vie imposées sur les corps et les esprits, surtout sur les esprits.
Voici un premier extrait de ses premières pages, une synthèse sur l’inhumanité des camps :
“Des hommes rencontrés de tous les peuples, de toutes les convictions, lorsque vents et neige claquaient sur les épaule, glaçaient les ventres aux rythmes militaires, stridents comme un blasphème cassé et moqueur, sous les phares aveugles, sur la Grand-Place des nuits gelées de Buchenwald ; des hommes sans convictions, hâves et violents ; des hommes porteurs de croyances détruites, de dignités défaites ; tout un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de toute civilisation, armé de pelles et de pioches, de pics et de marteaux, enchaîné aux Loren rouillés, perceur de sel, déblayeur de neige, faiseur de béton ; un peuple mordu de coups, obsédé des paradis de nourritures oubliées ; morsure intime des déchéances – tout ce peuple le long du temps.”
Extraits issu du site http://www.itineraireshumanistes.org
David Rousset,
L’univers concentrationnaire
1946
Extrait 1 :
DIEU A DIT QU’IL Y AURAIT UN SOIR ET UN MATIN
Tous les matins, avant l’aube, le marché des esclaves. Les Gummi frappent les crânes, les épaules. Les poings s’écrasent sur les visages. Les bottes tapent, tapent, et les reins sont noirs et bleus et jaunes. Les injures tonitruent. Des hommes courent et se perdent dans les remous. D’autres pleurent. D’autres crient. Les concentrationnaires se cognent, s’enrouent de jurons, se chassent d’un Kommando à l’autre. L’aube lentement froide, en quelque saison que ce soit. Les équipes de travail se forment. Kapos et Vorarbeiter , des négriers. Leur alcool du matin: frapper, frapper jusqu’à la fatigue apaisante. A quatre heures, le sifflet mitraille le sommeil. La matraque secoue les lenteurs. L’atmosphère du dortoir est gluante. Les insultes installent la journée dans les cerveaux, en français, en russe, en polonais, en allemand, en grec. La longue attente heurtée, bousculée, criarde, pour le pain et l’eau tiède. Maintenant, sur cinq, zu fünf. Un peu avant six heures, le S. S. va passer en revue les équipes de travail. II se tient là, devant les hommes gris, un poing sur la hanche, les jambes écartées, le fouet, une longue lanière de cuir tressée, dans l’autre main. Les bottes brillent, claires, nettes, sans une trace de boue.
La dure et lente journée faite d’anxieuse attente et de faim. Pelles, pioches, wagonnets, le sel épais dans la bouche, dans les yeux, les blocs à enlever, les rails à placer, le béton à fabriquer, transporter , étendre, les machines à traîner, et S. S., Kapos, Vorarbeiter , Meister, sentinelles, qui frappent jusqu’à la fatigue apaisante.
Lorsque les Américains approcheront, ce sera la fuite obligatoire, insensée, vers nulle part. Des wagons de cent cinquante, cent soixante hommes, une faim hideuse au ventre, la terreur dans les muscles. Et, la nuit, les Hreftlinge s’entretueront pour dix grammes de pain, pour un peu de place. Le matin, les cadavres couverts d’ecchymoses, dans les fossés. A Wrebbein, il faudra monter la garde des morts avec des gourdins et tuer ceux qui mangent cette chair misérable et fétide des cadavres. Des squelettes étonnants, les yeux vides, marchent en aveugles sur des ordures puantes. Ils s’épaulent à une poutre, la tête tombante, et restent immobiles, muets, une heure, deux heures. Un peu plus tard, le corps s’est affaissé. Le cadavre vivant est devenu un cadavre mort.
Extrait 2 :
LES ASTRES MORTS POURSUIVENT LEUR COURSE
L’UNIVERS concentrationnaire se referme sur lui-même. Il continue maintenant à vivre dans le monde comme un astre mort chargé de cadavres.
Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. Même si les témoignages forcent leur intelligence à admettre, leurs muscles ne croient pas. Les concentrationnaires savent. Le combattant qui a été des mois durant dans la zone de feu a fait connaissance de la mort. La mort habitait parmi les concentrationnaires toutes les heures de leur existence. Elle leur a montré tous ses visages. Ils ont touché tous ses dépouillements. Ils ont vécu l’inquiétude comme une obsession partout présente. Ils ont su l’humiliation des coups, la faiblesse du corps sous le fouet. Ils ont jugé les ravages de la faim. Ils ont cheminé des années durant dans le fantastique décor de toutes les dignités ruinées. Ils sont séparés des autres par une expérience impossible à transmettre.
[…].
Peu de concentrationnaires sont revenus, et moins encore sains. Combien sont des cadavres vivants qui ne peuvent plus que le repos et le sommeil !
Cependant, dans toutes les cités de cet étrange univers, des hommes ont résisté. Je songe à Hewitt. Je songe à mes camarades: Marcel Hic, mort à Dora; Roland Filiatre et Philippe, revenus le corps ravagé, mais leur condition de révolutionnaire sauve. A Walter, à Emil, à Lorenz, hanté de savoir sa femme, elle aussi, dans un camp, et qui cependant jamais ne s’abandonna. A Yvonne, au Dr Rohmer, à Lestin, à Maurice, un communiste de Villejuif, travaillé par la fièvre, mais toujours solide et calme. A Raymond, crevassé de coups et fidèle à sa vie. A Claude, à Marcel, affamés, et tenant haut quand même la dignité de leur jeunesse. A Guy, l’adolescent, à Robert Antelme mon compagnon de travail dans le Paris occupé, et qui revint comme un fantôme, mais passionné d’être. A Broguet, le boulanger, qui sut toujours s’évader dans un rêve enfantin. Pierre, qui, pour vivre, construisit des aventures dangereuses. Veillard, mort à Neue-Bremm. A Paul Faure, si attentif et posé, habile à résoudre les petites choses décisives. A Crémieux, qui, aux pires moments de sa désespérance, ne trahit pas son art. A Martin, mon plus intime compagnon des jours de la mort. Vieillard de soixante-six ans qui pas un instant ne faiblit et finalement remporta la victoire.
Le solde n’est pas négatif.
MRN
Comme chaque année, le Musée de la Résistance nationale à Champigny-sur-Marne publie un dossier de 32 pages sur le thème du Concours national de la Résistance et de la Déportation. Cette année le sujet porte sur “la négation de l’homme dans l’univers concentrationnaire”.
Le dossier peut être téléchargé gratuitement sur le site du MRN
ROBERT ANTELME
Robert Antelme est un poète, écrivain et résistant français, né à Sartène le 5 janvier 1917 et mort le 26 octobre 1990 à Paris. Il fut l’époux de Marguerite Duras.
Déporté aux camps de Buchenwald (Kommando de Gandesheim) et de Dachau, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont un livre de référence sur les camps de concentration : L’Espèce humaine, paru en 1947 aux éditions de la Cité Universelle.« À nous-mêmes ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable», écrit Robert Antelme pour montrer la difficulté de parler au retour de la déportation. Et pourtant, L’Espèce humaine tente de mettre en mots la tentative de déshumanisation dont ont été victimes des milliers d’internés et déportés.
« Dehors, la vallée est noire. Aucun bruit n’en arrive. Les chiens dorment d’un sommeil sain et repu. Les arbres respirent calmement. Les insectes nocturnes se nourrissent dans les prés. Les feuilles transpirent, et l’air se gorge d’eau. Les prés se couvrent de rosée et brilleront tout à l’heure au soleil. Ils sont là, tout près, on doit pouvoir les toucher, caresser cet immense pelage. Qu’est-ce qui se caresse et comment caresse-t-on ? Qu’est-ce qui est doux aux doigts, qu’est-ce qui est seulement à être caressé ? Jamais on n’aura été aussi sensible à la santé de la nature. Jamais on n’aura été aussi près de confondre avec la toute-puissance de l’arbre qui sera sûrement encore vivant demain. On a oublié tout ce qui meurt et qui pourrit dans cette nuit forte, et les bêtes malades et seules. La mort a été chassée par nous des choses de la nature, parce que l’on n’y voit aucun génie qui s’exerce contre elles et les poursuive. Nous nous sentons comme ayant pompé tout pourrissement possible. Ce qui est dans cette salle apparaît comme la maladie extraordinaire, et notre mort ici comme la seule véritable. Si ressemblants aux bêtes, toute bête nous est devenue somptueuse ; si semblables à toute plante pourrissante, le destin de cette plante nous paraît aussi luxueux que celui qui s’achève par la mort dans le lit. Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ; mais celle-ci qui vit du moins selon sa loi authentique – les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes – apparaît aussi somptueuse que la nôtre « véritable» dont la loi peut être aussi de nous conduire ici. Mais il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu’en hommes. La distance qui nous sépare d’une autre espèce reste intacte, elle n’est pas historique. C’est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n’est autre chose qu’un moment culminant de l’histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d’abord que l’on fait l’épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l’approche de nos limites : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C’est parce qu’ils auront tenté de mettre en cause l’unité de l’espèce qu’ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême – où personne ne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître – de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet « ancien monde véritable» auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s’il y avait des espèces – ou plus exactement comme si l’appartenance à l’espèce n’était pas sûre, comme si l’on pouvait y entrer et en sortir, n’y être qu’à demi ou y parvenir pleinement, ou n’y jamais parvenir même au prix de générations -, la division en races ou en classes étant le canon de l’espèce et entretenant l’axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : « Ce ne sont pas des gens comme nous. » Eh bien, ici, la bête est luxueuse, l’arbre est la divinité et nous ne pouvons devenir ni la bête ni l’arbre. Nous ne pouvons pas et les SS ne peuvent pas nous y faire aboutir. Et c’est au moment où le masque a emprunté la figure la plus hideuse, au moment où il va devenir notre figure, qu’il tombe. Et si nous pensons alors cette chose qui, d’ici, est certainement la chose la plus considérable que l’on puisse penser: « Les SS ne sont que des hommes comme nous» […] nous sommes obligés de dire qu’il n’y a qu’une espèce humaine.
L’Espèce humaine de Robert Antelme. Éditions Gallimard, collection “Tel”, 2005.
Extrait tiré des pages 239 à 241.