Du Kommando d’Holzen au Tribunal de Nuremberg (1)

Quand la Gestapo apparut au fond de la salle d’audience, le 24 juillet 1944, Delphin Debenest, substitut près le Tribunal de Grande Instance de Poitiers, qui requérait, sut ce qui l’attendait. Dès 1941, le jeune magistrat était entré en Résistance ; il avait d’abord, collaboré avec le réseau Renard, puis était devenu, en 1943, agent de renseignements du réseau Delbo-Phénix, basé à Niort, et du réseau Grenadier-Mousquetaire. Il venait, en outre, d’être nommé responsable de l’organisation et directeur des Services de Sécurité de la Région de Poitiers par le Commissaire Régional de la République Jean Schuhler.
Prison de la Pierre-Levée, au secret, Royallieu-Compiègne, puis départ pour l’Allemagne le 18 août et arrivée, le 21 août 1944, au Petit camp de Buchenwald, premier contact avec l’univers concentrationnaire : « la mort était installée dans le camp ; elle rôdait tout autour de nous » note-t-il dans son carnet.

15 septembre, départ pour le Kommando Hecht, près du village d’Holzen où sera construite une usine d’armements souterraine.
En ce début d’avril 1945, il n’y a pratiquement plus rien à manger au Kommando d’Holzen et pourtant, le rythme du travail s’intensifie. Le matricule 81337, Delphin Debenest, se traîne « comme un vieillard » sur la route qui mène à la carrière. Malgré toute sa volonté, il avoue à son compagnon de misère, le matricule 81323, Henri Marie, « je n’arriverai pas en haut, ce matin ». Il est à bout de force ; la mort le guette à son tour.
Le 5 avril 1945, devant l’avance alliée, le camp se vide ; les détenus du Kommando sont entassés dans des wagons à charbon via Bergen-Belsen. Le convoi est bombardé en gare de Celle par l’aviation alliée ; beaucoup de morts et un chaos total ; Debenest et un autre détenu, le matricule 77103, André Rougeyron, échappent miraculeusement aux bombes, aux incendies et au massacre des fuyards par les SS aidés de la population et gagnent la forêt proche où un échelon avancé de l’armée britannique les découvrira quelques jours après, les sauvant d’une mort certaine.

De retour en France, dans un état physique déplorable, il se présente à la Chancellerie. A sa question concernant une affectation future, il lui est répondu : « Vous arrivez trop tard, tout est pris. Quelle idée d’aller à Buchenwald !!! »
Par la suite, la Chancellerie le désigne pour faire partie de la délégation française au Tribunal Militaire International créé par les Accords de Londres du 8 août 1945 pour juger les grands criminels de guerre du IIIème Reich, un événement majeur dans l’histoire. Un télégramme lui demande de rejoindre son poste d’urgence. Ce jeune magistrat, docteur en droit, ancien résistant, était le seul membre des quatre délégations, déporté dans un camp de concentration quelques mois avant.
En effet, le 20 novembre 1945, l’avocat général français qui pénètre dans la salle d’audience du tribunal de Nuremberg pour la première audience du Procès International des grands criminels de guerre, est l’ancien matricule 81337. Il est à peine remis de son passage en enfer. Il est ému.
Delphin Debenest n’aborde pas ses fonctions au sein de l’accusation, dans un esprit de vengeance ; son souci premier est un souci de justice. Il est conscient de l’importance de la mission qui lui a été confiée. Profondément juriste, il est conscient qu’il participe à un événement exceptionnel : la construction d’un nouveau droit pénal international qui protègera, à l’avenir, l’humanité des tyrans et des horreurs qu’il a connues.
L’idée d’une justice internationale était née au fil des réunions entre dirigeants alliés face à la monstruosité du IIIème Reich, « la plus monstrueuse entreprise de domination et de barbarie de tous les temps » dira François de Menthon, Procureur Général français.
Le Procureur Général américain, l’un des « pères » du futur tribunal dira ceci : « Les crimes que nous cherchons à condamner et à punir ont été si prémédités, si néfastes, si dévastateurs que la civilisation ne peut tolérer qu’on les ignore, car elle ne pourrait survivre à leur répétition. »
Dès la capitulation de l’Allemagne, les quatre alliés, les Etats Unis, la Grande Bretagne, l’URSS et la France, signent, le 8 août 1945, à Londres, les Accords de Londres, portant création du tribunal militaire international chargé de juger les grands criminels de guerre des puissances européennes de l’Axe. Ces accords incluent le Statut de ce tribunal, qui a fait l’objet de rudes et difficiles négociations, un texte particulièrement important du point de vue juridique, inspiré du droit anglo-saxon, un texte novateur, précis et fondateur, « révolutionnaire » même pour le droit international ; « Ce texte ne constitue pas l’exercice arbitraire par des nations victorieuses de leur suprématie. Il exprime le droit international en vigueur au moment de sa création. Il contribue par là même au développement de ce droit. » déclarera le tribunal dans son jugement.
Le Statut exprime la préoccupation majeure de ses auteurs : « que l’histoire ne puisse pas attaquer le jugement comme étant celui de partisans assoiffés de vengeance. Il faut que ce jugement ne soit pas vu seulement comme celui de quatre nations, mais celui de l’humanité »
Il définit la composition du tribunal, les règles et procédures, les compétences de ce tribunal (crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, une nouveauté capitale en droit international imposée par une situation exceptionnelle), reconnaît la responsabilité pénale des collectivités (une autre avancée juridique), définit de manière très précise les conditions de la défense des accusés, fixe à Berlin le siège officiel du tribunal et les audiences à Nuremberg. Enfin il crée une « Commission d’Instruction et de Poursuites » (Ministère Public du Tribunal) dont la première tâche sera de fixer la liste des accusés.
Les Accords de Londres seront signés, outre les Quatre, par 19 autres pays.
Ouvrant la première audience du procès, à Nuremberg, le 20 novembre 1945, le Procureur général américain en définira « le fil rouge » : « Il faut, dans notre tâche, que nous fassions preuve d’une intégrité et d’une objectivité intellectuelle telles que ce procès s’impose à la postérité comme ayant répondu aux aspirations de justice et d’humanité ».
Debenest, à peine revenu des camps de la mort, fait face à ses bourreaux. Il fera un compte rendu de cette première audience très précis, le soir même pour ne rien oublier, dans son carnet de notes : … Sur un côté le Tribunal derrière lequel sont déployés les drapeaux des nations alliées ; en face, le box des accusés ; au milieu de la salle, les Ministères Publics qui occupent 4 grandes tables…. Déjà les accusés sont dans leur box… Goering occupe la première place ; amaigri, vêtu d’une veste gris clair passé, sans décoration ni insigne de grade, il a l’air quelconque et a bien perdu de sa superbe… A côté, Hess, les yeux enfoncés dans l’orbite, le teint jaune, un livre dans les mains, regarde dans le vide ; il a l’air ailleurs. A la troisième place, Von Ribbentrop, vieilli, semble ronger son frein ; Keitel, à l’aspect rude, brutal et volontaire est vêtu d’un simple dolman vert de la Wehrmacht…
A dix heures, le Tribunal, les 4 juges et leurs suppléants… entrent en séance…La séance ne manque pas de grandeur et de dignité. Seuls, les accusés jettent une note banale tellement ils font figure de criminels de droit commun… »
Présidé par le Juge britannique, Lord Justice, Geoffrey Lawrence, élu par ses pairs, le Procès de Nuremberg sera long, ce qui lui sera reproché. Ce n’est pas un procès ordinaire : c’est le procès du IIIème Reich, de 12 années d’un pays, de 22 années d’un parti, de 22 individus et de 6 organisations. 403 audiences publiques, des milliers de documents à dépouiller, des centaines de témoins venant de tous les pays martyrisés par Hitler, parmi lesquels Marie Claude Vaillant Couturier, auxquels s’ajoutent les témoins de la Défense.
Enfin, le fait que l’instruction se déroule en audience publique et contradictoire, selon la procédure anglo-saxonne sera, en grande partie, responsable de la durée des débats.

Les délégations se sont partagé les 4 chefs d’accusation :
- Les Etats Unis se chargent des crimes contre la paix dont la participation à un plan concerté ou à un « complot »pour l’accomplissement des actes suivants : guerre d’agression, guerre de violation de traités
- La Grande Bretagne est chargée des guerres d’agression
- La France et l’URSS se partagent les crimes de guerre (violation des droits et coutumes de la guerre) et les crimes contre l’humanité, c’est-à-dire: les crimes commis en temps de paix comme en temps de guerre sur des populations civiles non armées avant ou pendant la guerre assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation, ou persécutions pour des motifs politiques , religieux ou raciaux lorsque ces actes ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans les compétences du tribunal ou en liaison avec ce crime ;
Ceci exclut les atrocités commises en Allemagne et en Autriche (programme T4 – assassinat des handicapés et des faibles d’esprit – etc.…) avant le 1er septembre 1939.
- Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration d’un plan concerté ou un complot pour commettre l’un quelconque de ces crimes sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes en exécution de ce plan.
« Notre délégation, écrira Debenest, a eu le triste privilège qui est celui d’une nation meurtrie, de faire entendre la voix des camps de concentration d’Auschwitz, de Buchenwald, de Ravensbrück, de Dachau… Ses membres, en remplissant un devoir de justice et un devoir non moins noble, celui de défendre la mémoire de leurs infortunés camarades, ont eu la fierté de démontrer à ces criminels qui les avaient persécutés que la barbarie ne peut triompher de la justice et du droit des peuples ».
Pour la délégation française, les crimes contre l’humanité sont l’incrimination la plus importante du procès.
Au sein du Ministère public, c’est à l’Avocat Général Debenest, survivant du Kommando d’Holzen, que sera confiée la responsabilité de la préparation de cette partie du dossier de l’accusation française et Dieu sait si la charge est lourde : extermination violente et rapide (juifs, tsiganes, slaves, prisonniers de guerre soviétiques, pilotes alliés, républicains espagnols….), extermination lente (camps de concentration), tous les camps étaient des usines de mort , tous étaient les « instruments de la volonté nazie de dégradation morale, d’avilissement des détenus, jusqu’à leur faire perdre, s’il était possible, tout caractère de personne humain », le crime le plus affreux dira le Procureur général français dans son réquisitoire. C’est à Debenest qu’incombera, tout particulièrement, la préparation du dossier d’accusation français relatif aux pseudo-expériences médicales pratiquées dans les camps (Auschwitz, Buchenwald, Ravensbrück, Dachau, le Struthof…) sur les détenus par des médecins SS monstrueux et parfois même, des étudiants en médecine, expériences menées souvent pour le compte de la Wehrmacht et de la Luftwaffe.
Dans ses explications, devant le tribunal, Debenest précisera :
« Tous ces crimes ont été commis non seulement en violation des lois de la guerre et des lois internes de toutes les nations civilisée, mais encore, en violation des principes fondamentaux de l’humanité et de la morale internationale.
Non seulement ceux qui ont commis ces crimes ou qui ont participé à leur perpétration par des ordres ou par des actes, comme Kaltenbrünner, Goering, Keitel et Jodl, doivent répondre de cette accusation et encourir le châtiment qui s’impose, mais encore ceux qui par leurs discours, leur attitude ou leur activité dans le parti ou le gouvernement ont favorisé ou facilité de tels crimes.
Rosenberg, Franck, Streicher, Baldur Von Schirach, Sauckel, par leur propagande pour la persécution des juifs ou des éléments politiques opposés au parti ont facilité ou favorisé de tels crimes. »
Il n’est pas inutile d’évoquer la démarche suivie par Delphin Debenest, telle qu’il l’expose devant le Tribunal :
« Dès le début, je veux indiquer au tribunal comment j’entends faire la démonstration de la preuve des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par les allemands par la déportation et les camps de concentration contre les peuples des pays de l’ouest.
J’utiliserai d’abord, les rapports généraux émanant des gouvernements des pays de l’ouest : Belgique, Luxembourg, Hollande, Danemark, Norvège et France. Ces documents ont été établis sur des récits faits par des témoins directs et sur l’examen de documents qui se sont trouvés entre les mains de ces différents gouvernements. Ce sont des documents d’une pure objectivité.
La seconde partie de la documentation réside dans des témoignages reçus par des autorités habilitées telles que l’Organisme des Recherches des Crimes de guerre en France, les témoignages émanant de ceux qui ont connu les tortures, la déportation qui ont vécu la vie des camps de concentration. Le tribunal comprendra toute l’autorité qu’il convient d’attribuer à de tels témoignages qui doivent primer toutes les constatations qui ont été faites à la libération des camps. C’est pourquoi, ce n’est que pour coordonner ces témoignages, pour montrer toute leur objectivité que je fais état de ces documents, tels que le rapport des parlementaires anglais sur Buchenwald (UK.16), le rapport sur Buchenwald, Nordhausen et Dachau, ou le rapport de la 7ème armée américaine sur Dachau (UK.2).
Je serai donc amené, au cours de cet exposé, à examiner successivement devant le tribunal les arrestations, les instructions, les tortures, le régime de détention, la déportation et les camps de rassemblement, les transports, les prisons en Allemagne et enfin les camps de concentration.
J’étudierai, dans chaque partie, les faits, les méthodes employées qui, vous le verrez, ont été partout les mêmes et font partie d’un plan édifié dans ses moindres détails, et enfin, les ordres émanant des services officiels allemands. Vous y verrez tour à tour apparaître la responsabilité de Kaltenbrünner, de Goering, de Keitel, accusés ici présents. »
Enfin, la délégation française sera, la seule qui ,par la voix du Procureur Général François de Menthon, portera ,le coup le plus dur aux accusés en faisant la démonstration irréfutable que le peuple allemand tout entier connaissait les camps de concentration et l’extermination qui y était pratiquée, ce qui a, d’ailleurs, été confirmé pendant le Procès par des témoins allemands, dont les maires d’Oranienburg et de Weimar : « Nous n’en voulons pas au peuple allemand ; nous n’irons pas non plus dire qu’il faut chercher à tirer vengeance contre ce peuple, mais il convient de dire au monde tout entier quelle est la responsabilité qu’a prise ainsi ce peuple… Sa responsabilité entière a été engagée non seulement par son acceptation générale, mais par la participation affichée d’un très grand nombre aux crimes commis. » François de Menthon, réquisitoire français.
Le tribunal ne retiendra pas cette partie importante de l’accusation française ; il dénonce l’extrême barbarie des nazis, consacre la responsabilité individuelle des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité
Delphin Debenest sera, enfin chargé, seul en audience publique, de l’interrogatoire de l’autrichien Seyss-Inquart, Commissaire du Reich aux Pays Bas et, avec la délégation britannique, de Kaltenbrünner, le second d’Himmler, un nazi autrichien qui fut le chef de la Gestapo et fut responsable de l’extermination dans les camps de la mort, des déportations et des arrestations, « un homme qui a sur la conscience la mort atroce de millions de personnes.
Une fois le Réquisitoire français terminé, le jeune Avocat Général quittera pour raisons de santé, Nuremberg, avant même que le jugement soit prononcé. Ce texte, très dense (300 pages) lu par le tribunal le 30 septembre 1946, est un texte d’importance capitale qui repose sur une abondance de preuves toutes soigneusement étudiées et vérifiées ; il dénonce l’extrême barbarie des nazis, consacre la responsabilité individuelle des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, édicte un devoir de désobéissance de l’individu envers les ordres illégaux de l’Etat.
Le verdict sera diversement apprécié : 12 condamnations à mort par pendaison, Goering, Von Ribbentrop, Keitel, Rosenberg, Jodl, Kaltenbrünner, Franck, Sauckel, Streicher, Seyss-Inquart, Bormann (en fuite) ; 3 emprisonnements à vie : Hess, Funk, Raeder ; Von Schirach et Speer, 20 de prison, Von Neurath, 15 ans de prison, Dönitz 10 ans de prison. Schacht, Von Papen, et Fritzsche ont été jugés non coupables.
La délégation soviétique a fait connaître son désaccord. La France avait requis la peine de mort pour tous les accusés. Delphin Debenest n’a jamais commenté le verdict, mais dans une conférence faite à Poitiers, pendant le Procès, à la demande de la Chancellerie, il avait dit ceci : « L’étendue et la gravité des crimes commis sont telles que le fait d’avoir mis même le petit doigt dans l’engrenage de cette machine est suffisant pour déterminer la peine capitale. ».
L’un des grands mérites du tribunal militaire international de Nuremberg est d’avoir ouvert la voie vers une réforme en profondeur du droit pénal international. L’urgente nécessité de poursuivre son œuvre en créant une institution judiciaire permanente internationale est apparue clairement aux juristes de Nuremberg.
De nombreux colloques internationaux, dès après la clôture du procès, notamment ceux organisés à Paris par l’association des magistrats résistants, ont réclamé la création d’une « juridiction pénale internationale ». L’association internationale de droit pénal a écrit dès 1948 un projet de statuts d’une cour pénale internationale et de son parquet.
Delphin Debenest fut un fervent avocat de la création de cette juridiction et s’est souvent prononcé avec insistance dans ce sens lorsqu’il en a eu l’occasion, à Washington, en 1981 notamment devant le Conseil du Holocaust Memorial, évoquant « une cour internationale de justice qui sera chargée de châtier les criminels, qui pourrait être assistée d’une force de police internationale et qui serait de nature à assurer la paix ».
Il faudra attendre le 17 juin 1998 pour que cette cour soit créée lors d’une conférence des plénipotentiaires des Nations Unis à Rome, puis installée en juillet 2002.
La CPI répond-elle aux vœux des juristes de Nuremberg qui souhaitaient une juridiction de dissuasion et de prévention des crimes contre l’humanité et contre la paix ?
On peut s’interroger
« L’humanité a un impérieux besoin d’une justice impartiale, d’une justice où la défense est pleinement exercée, d’une justice forte, d’une justice, enfin qui fut le tribunal international de Nuremberg » a dit M. Gerthoffer, ancien membre de la délégation française ». Jane Debenest
- Les citations proviennent des archives de D. Debenest en instance de dépôt.
Merci à Françoise Basty pour sa mise en relation avec madame Debenest
