Le kommando de GÜNZERODE

Localisation : A 8 km de Dora ; à 12 km à l’ouest de Nordhausen Ouverture : 15/07/1944 en provenance de ELLRICH-THEATRE Évacuation : Retour à ELLRICH-THEATRE début avril 1945 Effectifs : 850

Activités :SS BAUBRIGADE 4

C’est la SS Baubrigade 4, dont le camp central est Ellrich-Théâtre. Le 15 juillet, la plupart des Français d’Ellrich-Théâtre sont transférés à Günzerode. Ils se connaissent tous.

Les détenus, au nombre de 850, sont Français, Polonais et Soviétiques. Ils sont logés, près du village de Günzerode, dans une grande bergerie à 2 étages, comprenant chacun 5 niveaux de châlits, sans eau (une pompe à main ne fonctionnera jamais). Des barbelés et des miradors à chaque angle entourent le bâtiment.

Lever à 3h30 (5h30 en hiver), “café” à 3h40, appel à 4h. A 5h30 les détenus partent à pied au chantier. Ils rentrent au camp à 18h30, où ils sont comptés par le commandant. A 20h ils ont une soupe constituée de 1/2 litre d’eau avec quelques rondelles de carottes, et à 21h une boule de pain pour 5, avec un bâton de margarine ou une cuillère de confiture. L’extinction des feux suit immédiatement la distribution. A Noël, chaque détenu reçoit une boîte de bœuf, puis une petite soirée est organisée. Les Français racontent des histoires drôles et les Russes chantent et dansent. Après le couvre-feu, les haut-parleurs diffusent de la musique et à minuit on peut entendre : “Ici Radio-Paris, notre émission est terminée”, suivi de La Marseillaise, reprise en chœur par tous les détenus. Les SS s’étaient trompés de poste.

Les kapos sont allemands (Franz, Oscar, Ludwig, Wilhelm) et français (Pic). La discipline se durcit considérablement à l’arrivée d’un Commandant boiteux venant de Dora.

Le Revier est dirigé par un médecin belge attentif aux malades. Mais les morts, mourants ou “chiasseux” sont évacués sur une remorque de tracteur vers une destination inconnue.

Le chantier, à plusieurs kilomètres du camp, consiste à construire une voie ferrée militaire reliant Nordhausen à Kassel. Le travail de terrassement, ponctués par les coups réguliers des kapos allemand Franck et polonais Edeck, est épuisant.

Alors qu’il travaille au terrassement, un Déporté raconte qu’un kapo l’appelle et, avec 2 autres détenus, l’accompagne dans la maison du boulanger. Le travail consiste à refaire le sol pavé. A midi, un “repas royal” leur est offert. Puis, enfermé dans le cabanon du jardin pour des besoins naturels, il récupère une volaille qui y avait été jetée. Le soir, avec 5 amis, ils font un festin de volaille crue. C’était, dit-il, “le plus beau jour de ma déportation”.

Le chantier ne sera pas achevé, car en mars 45, les détenus sont épuisés et ne peuvent plus marcher jusqu’au chantier.

Les “détenus mettent en place un Comité clandestin composé de 5 membres élus, afin d’organiser la solidarité matérielle et morale, et préparer leur participation à leur propre libération.

Début avril 45, le kommando retourne à Ellrich-théâtre. Au cours de l’évacuation, une partie des détenus périt, brûlés vifs, à Gardelegen.

 


 

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Roger Poitevin

Un jour de juin 1945, arrive chez nous, à Daumeray, un homme encore jeune dans un costume un peu usagé. Visage émacié, pommettes saillantes, c’est Emile BERTHO, survivant des camps nazis. Depuis Compiègne, il a toujours été avec son ami Etienne POITEVIN, mon père. Il a connu l’horreur des camps, il a vu la mort de très près. Il vient à Daumeray, comme il l’avait promis à son ami pour nous raconter la fin d’Etienne POITEVIN.

Il nous dit que le 12 mai 1944, ils ont quitté le camp de regroupement de Compiègne pour être dirigés vers l’Allemagne. Les conditions du transport sont inhumaines comme l’a relaté Maurice LETEUIL qui faisait partie du même transport (Voir nos précédents bulletins). Après deux jours, ils arrivent à Buchenwald. Ils y resteront trois semaines, le temps d’apprendre à coups de schlague la discipline SS dans les camps de concentration. Le 6 juin, ils sont transférés au camp d’Ellrich, dans le secteur de Nordhausen, puis le 21 août au Kommando de Günzerode, Kommando de construction d’une voie ferrée de 30 kilomètres de long à but militaire. Le chef du camp est un jeune SS de 22 ans, fanatisé, particulièrement brutal et cruel.

Début mars 1944, le typhus sévit dans le camp. Les deux amis tombent malades, complètement épuisés par le travail, les conditions de détention et la contamination. Ils sont transférés à l’infirmerie du camp principal de Dora. Des médecins-déportés les soignent en leur faisant absorber du charbon de bois fabriqué sur place. Mais les Alliés arrivent en tenaille : les Américains à l’ouest, les Russes à l’est.

Himmler avait dit « qu’aucun détenu ne devait tomber vivant aux mains de l’ennemi ». Bien que dans un état de faiblesse absolue, le 5 avril, ils sont entassés dans des wagons à bestiaux pour être envoyés vers le nord, vers le camp de Bergen-Belsen ou la mer Baltique.

Le camp de Bergen-Belsen est un camp mouroir où le jour de sa libération 30.000 Déportés gisent au sol, dans la boue. Il est très difficile de reconnaître les vivants des morts. Les Déportés envoyés vers la mer Baltique seront chargés sur des bateaux pour être coulés en haute mer.

Le transport de Dora vers Bergen-Belsen dure 5 jours et 5 nuits, dans le froid. Les détenus ne reçoivent ni eau ni nourriture. Nombreux sont ceux atteints de typhus, qui sont couverts d’excréments. Les wagons à bestiaux utilisés sont des wagons à découvert, à hautes ridelles. Dans chaque wagon, une centaine de Déportés. Pour se protéger du froid, ils sont assis, « emboités » les uns dans les autres pour former une masse compacte, se tenir chaud, en offrant moins de prise au vent. Aux quatre coins du wagon, un SS en arme.

Lorsque le train arrive à Bergen-Belsen, Etienne est mort en silence à côté de son ami Emile. Ils s’étaient promis que si l’un d’eux survivait, il préviendrait la famille de l’autre. Pour tenir sa promesse, Emile BERTHO est venu nous prévenir à Daumeray.

Etienne POITEVIN est mort le 9 avril 1945. Bergen-Belsen sera libéré le 15. Emile BERTHO prend la route le 17. S’il parvient à donner un certain nombre de détails à ma mère, il se fait discret pour ménager les enfants.

Les Déportés vivant leur drame personnel ne pouvaient pas connaître l’ensemble de l’évacuation début avril 1945. C’est ainsi que l’on a appris après la guerre que 40.000 détenus avaient été évacués de l’ensemble des camps de Mittelbau (Dora). Les 4 et 5 avril, quatre transports quittent Dora. Plusieurs centaines de Déportés malades et mourants sont abandonnés. Les Déportés des petits camps sont envoyés dans les grands camps ou sur les Marches de la Mort à travers les montagnes du Harz. C’est aussi lors d’une de ces marches que 1016 Déportés sont regroupés dans une grange près de Gardelegen et brûlés vis au lance- flamme. Ceux qui essaient de s’enfuir sont immédiatement abattus.

J’ai 8 ans et demi, et je note que, dans la conversation, Emile parle souvent de Dora, Ellrich et Günzerode… Je les ai gardés en mémoire pendant 70 ans ! Mais pourquoi ces camps d’Ellrich et Günzerode m’attirent-ils et me font-ils peur à la fois. Le temps a passé… Il faut que je prenne une décision. En Allemagne du 8 au 18 avril 2015, je décide de m’y rendre.

Samedi 11 avril 2015. Je réside dans une pension de famille à Nohra près du camp de Buchenwald où je me suis rendu pour les cérémonies du 70ème anniversaire de sa libération. Il faut que j’aille à Ellrich et Günzerode ! Oui, je dois le faire !

De Nohra, il y a 114 kilomètres dont 70 sur autoroute ; 1 heure 32 de parcours. Les routes sont en très bon état, mais la vitesse est limitée partout, et il faut attendre un temps infini aux passages à niveau lorsqu’un train approche. Sur un relief en forme de ballons, la campagne est belle, étale. Les champs sont immenses. Toutes les maisons sont regroupées dans les villages ; il n’y a pas de maisons isolées dans la campagne. Les villages, avec leurs églises aux clochers en forme de poivrières sont beaux, propres, presque chaleureux. De vraies images d’Epinal. Il fait très beau. Mais toujours cette idée me trotte dans la tête. Comment, dans un pays aussi beau, autant de crimes ont-ils pu être commis ?

J’ai mis le cap sur Ellrich ; merci mon GPS. Soudain, un panneau jaune à l’entrée d’un village indique Günzerode, et quelques instants après, le même panneau m’indique que je sors du village. C’est un village-rue et j’apprendrai plus tard qu’il n’a que 165 habitants. Dans un endroit aussi petit, je devrais donc trouver facilement le Kommando. Après une nouvelle traversée sans succès, je décide d’explorer les lieux à pied.

Il est midi. Le village est désert. Néanmoins, une femme que je vois de dos nettoie l’entrée de sa maison. « Bonjour Madame », lui dis-je en anglais. Elle se retourne, me toise, se méfie. « Madame, je voudrais seulement vous poser une question ». Elle s’approche timidement du portillon. « Je m’appelle Roger POITEVIN, je suis Français, et je cherche le Kommando où se trouvait en 1945 mon père Déporté ? Savez-vous où il se trouve ? ». Sans un mot, elle s’approche, ouvre le portillon et, du regard, me fait signe d’entrer dans la maison, puis de m’asseoir. Cet échange silencieux, lourd d’émotion, me bouleverse. « Savez-vous où se trouve le Kommando ? » « Oui » « Pouvez-vous me dire où il se trouve ? » « Oui, j’ai des photos… Je vais vous montrer ». Elle cherche, mais ne les trouve pas. Alors, elle accuse son mari de désordre !

Finalement, elle appelle Norbert, son mari, qui travaille derrière la maison. Arrive un homme de 60 ans (j’ai su plus tard son âge), avec un beau visage, l’air doux, calme, aimable. Il parle bien anglais. Il me dit qu’il connaît le Kommando, que ce n’est pas loin, que nous pouvons nous y rendre à pied. Sa femme retrouve le livre Der Bau der Helmetalbahn (Les travaux de la voie ferrée de l’Helme), mais il est écrit en allemand. J’en prends cependant les références. Nous quittons la maison et après 300 mètres, dans une rue perpendiculaire à la rue principale, nous arrivons au Kommando. C’est une ancienne bergerie à laquelle, après la guerre, des bâtiments agricoles ont été accolés. Devant, une grande cour cimentée. C’était la place d’appel. De nombreux engins agricoles y sont stationnés. Au fond de la cour, un cheval. De l’autre côté de la clôture, se trouve toujours la villa où logeaient les chefs SS. C’est une belle villa aujourd’hui habitée par un jeune couple allemand. « Comment peuvent-ils habiter là » demandai-je à mon guide. « Ils sont jeunes…ils ne savent pas…pas tout ». Le propriétaire est là ; il travaille. Mon guide l’appelle, lui explique qui je suis, dit que je voudrais voir les lieux. Notre interlocuteur accepte.

Le cadenas fermant le grand portail est ouvert ainsi que la grande porte de l’ancienne bergerie. Dans le bâtiment, des box pour animaux ont été installés. Partout du matériel agricole. On peut néanmoins retrouver ce qu’était cette immense grange à l’époque de la guerre. Elle a contenu 850 détenus. J’imagine les châlits. Le plafond poussiéreux est peint en blanc, des poteaux cylindriques en fer le soutiennent ; les murs blancs, recouverts de toiles d’araignées, sont d’époque. Sur les murs extérieurs de la grange, côté rue, une plaque commémorative a été apposée dans les années 1990.

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La plaque sur le mur de la grange : Souvenez-vous ! D’août 1944 à avril 1945, jusqu’à 800 détenus de la brigade de construction IV du camp de concentration « Mittelbau Dora » ont été hébergés dans cette grange, dans des conditions inhumaines. Les détenus étaient principalement des prisonniers de guerre et des Déportés politiques contraints à la construction du remblai.

Nous nous dirigeons ensuite vers les terrassements de la ligne de chemin de fer à 200 ou 300 mètres de la grange. La petite route passe sur un pont étroit qui enjambe l’Helme, petite rivière de 5 à 6 mètres de large, bordée d’arbres sur ses deux rives. Le courant y est assez fort. 50 mètres plus loin se trouve la zone de terrassement destinée à recevoir la voie ferrée. C’est un grand couloir plat d’environ 10 mètres de large et bordé de haies. Il s’étend sur 10 kilomètres vers l’est et 20 kilomètres vers l’ouest. Mon guide me dit que les rails n’ont jamais été posés. Comme il ferait bon camper là, sur les bords de l’Helme… Mais non, c’est impossible, ici trop de brutalité, trop de crimes, trop de morts !

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Le remblai qui aurait dû recevoir la voie ferrée

Sur le chemin du retour, mon guide me parle de sa famille, d’une grand’mère nazie, de son autre grand-mère emprisonnée pendant l’hiver 1944-1945 pour faits de résistance. Elle était socialiste. Il me parle de ses oncles, de ses cousins, certains nazis d’autres qui n’étaient… rien. Né après la guerre, il a été instructeur de conduite pour véhicules automobiles : camions, cars, engins de travaux publics. De retour chez lui, il m’offre un grand verre de jus de fruit ; il a vu que j’en avais besoin, mon… émotion et puis j’ai tellement parlé… Nous nous quittons en échangeant nos coordonnées et promettons de rester en contact.

Il est des moments dans la vie, très rares, où nous vivons des instants qui marquent à jamais. Des moments historiques, que l’on ressent comme tels en les vivant. Cette rencontre à Günzerode a été pour moi un de ces moments particuliers.

Roger POITEVIN
L’Écho de l’AFMD 49 – N°47

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