Au nom de tous les miens : le témoignage d’Izio Rosenman, rescapé de Buchenwald, lors de la cérémonie du 19 juillet à Paris
Discours d’Izio Rosenman
Hommage solennel à la mémoire d’Elie Wiesel-11 juillet 2016
La voix d’Elie Wiesel
Avec la mort d’Elie Wiesel,j’ai perdu quelqu’un que j’aimais et que je respectais. Évoquer Elie Wiesel me ramène au temps qui a suivi notre libération à Buchenwald,le 11 avril 1945, car nous avons été libérés ensemble. C’est aussi ensemble que nous sommes arrivés en France dans un convoi de 430 enfants, que l’on a depuis appelés «les enfants de Buchenwald». Des enfants et des adolescents, qui ont étéaccueillis en France, grâce au général de Gaulle, dans les maisonsd’enfants de l’OSE, où l’onnous aaidés à nous reconstruire. Notre rencontre est due à la guerre. Car, a priori, nous n’avions aucune chance denous rencontrer.Lui, jeune Juif hongrois de 16 ans, originaire d’une petite ville de Transylvanie, Sighet,issu d’un milieu très religieux, hassidique. Moi, enfant juif de9 ans, originaire d’un petit shtetl polonais,Demblin, issu d’une famille dont la plupart des fils, mes oncles, étaient des communistes ou des révolutionnaires.Des univers si séparés, qui semblent si différents, et pourtant si profondément juifs l’un et l’autre.Nous avons par la suite découvert que nous étions arrivés à Buchenwaldpresque en même temps, à quelques jours près, au cours de ce terrible janvier 1945, lui venant d’Auschwitz avec son père, moi venant avec le mien du camp de Czestochowa. Et c’est là, à Buchenwald,que tous deux sont morts.Il se souvenait s’être occupé de moi au cours de notre séjour au block 66, le block des enfants, car j’étais parmi les plus jeunes,avec Lulek et David, encore plus jeunes que moi. Il me l’a dit des dizaines d’années plus tard. Et ce souvenir d’Elie, même si moi je n’en ai pas la mémoire, m’émeut encore aujourd’hui,Car il est vrai que l’on ne pouvait pas survivre au camp, particulièrement un enfant, sans l’aide des autres, et j’ai souvent été aidé. Par des détenus, et même une fois par un SS. Et je pense à ces prisonniers russes,rencontrés des années plus tard lors d’une cérémonie à Buchenwald,qui m’ont raconté qu’ils donnaient chacun un peu de leur maigre nourriture, pour les enfants dans leur block. Je voudrais évoquer des moments de douceur, de partage, vécus dans la maison d’enfant del’OSE, Chez Nous,à Versailles, une maison d’enfants religieuse. C’étaient les moments où Elie chantait.Il avait une voix exceptionnellement mélodieuse. C’était au début de 1946.
Nous étions une quarantaine d’enfants et d’adolescents réunis le vendredi soir, pour le diner du shabbat. Leizer, on l’appelait alors ainsi, comme chez lui à Sighet, semettait à chanter des chants hassidiques pour l’entrée du shabbat. Nous étions comme apaisés et transportés ailleurs, dans d’autres mondes. Lui était sans doute transporté chez lui à Sighet.Des dizaines d’années plus tard,il avait conservé cette voix mélodieuse, et j’étais toujours ému de la reconnaître quand il me téléphonait pour me souhaiter Shana Tova ou de joyeuses fêtes dePessah. Je dois dire que j’étais aussi ému de la simplicité et de lafidélité de son affection malgré les années et la différence des mondes où nous vivions,car lui vivait parmi les grands de ce monde.Je suis un juif de gauche, laïque, athée, et lui était un juif religieux et pratiquant. Nous n’étions pas toujours d’accord politiquement, surtout sur le conflit israélo-palestinien, et nous le savions. Cela n’a jamais pesé sur notre relationet notre affection. Dans nos conversations,il me disait toujours, «je suis ton allié dans un combat pour l’ouverture et la tolérance».La voix d’Elie Wiesel n’était pas seulement unevoix mélodieuse, c’était la voix d’un témoin, la voix des absents, des morts, la voix de la mémoire et de ceux qui n’avaient plus de voix. Mais c’était aussi, au présent, la voix de ceux que l’on ne voulait pas entendre, celle des minorités souffrantes ou opprimées. Il avait lutté pour la libération des Juifs d’URSS et la fondation qu’il avait créée The Elie Wiesel Foundation for Humanityagit de par le monde: au Cambodge, au Darfour, au Rwanda, et ailleurs, souvent au secours d’enfants et d’orphelins.Il avait toujours en mémoire que pendant la Shoah le monde s’était tu. Et le monde se taisaitétait d’ailleurs le titre de son premier livre en yiddish qui devint plus tard La nuit.Il en avait tiré pour le présent une leçon indélébile. Élie Wiesel était un humaniste, un juif ancré dans ses racines religieuses traditionnelles, qui lui servaient aussi de références morales. Sur le plan personnel, il étudiait les textes sacrés tous les jours à cinq heures du matin, m’avait-il dit, avant de se mettre à écrire. Mais s’il appartenait à ce monde, il n’y était pas enfermé, il était capable de passer d’un monde à l’autre et il était capable d’écouter avec respect d’autres positions que les siennes. Je n’ai pas à jugerétait une phrase qui revenait souvent dans sa bouche. Une de ses figures de référence était d’ailleurs Hillel, l’un des sages du Talmud,connu pour son ouverture et sa bienveillance.Élie n’était pas politique, ou en tous cas,il ne concevait pas son action en termes politiques, mais éthiques.
C’est sur ce terrain qu’il sentait sa responsabilité et la nécessité de s’engager, ce qu’il a fait sans relâche,en particulier depuis que le Prix Nobel de la paix lui avait donné la notoriété et donc l’audience pour que sa voix porte.Et sa voix portait, au-delà du combat pour la mémoire de laShoah, pour tirer les leçons pour aujourd’hui.Je me suis souvent demandé pourquoi il suscitait tant de haine, beaucoup d’admiration aussi, mais tant de haine, une haine qui se déchaîne encore sur internet après sa mort.Dans son discours de réception du Prix Nobel de la paix, ildisait:«Nous devons toujours prendre parti. La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime. Le silence encourage le persécuteur, jamais le persécuté».Pour moi,c’est sans doute la leçon la plus profonde d’Élie Wiesel, l’ami, l’homme de mémoire, le juif engagé, le Mentsch.