ROSENMAN Izio KLB 113138

Au nom de tous les miens : le témoignage d’Izio Rosenman, rescapé de Buchenwald, lors de la cérémonie du 19 juillet à Paris

Nous commémorons aujourd’hui la rafle du Vel d’hiv du 16 juillet 1942 et avant de parler au nom des enfants survivants de Buchenwald, je voudrais rappeler le souvenir de ces enfants qui sont partis du Vélodrome d’hiver vers leur mort.
Nous sommes, à juste titre, révoltés par la souffrance et la mort des enfants dans le monde, hier comme aujourd’hui. Car il n’est rien de plus injuste, rien de plus insupportable. Et, faut-il le rappeler, un million et demi d’enfants juifs ont été assassinés par les nazis et leurs complices.
J’avais dix ans à mon arrivée en France le 6 juin 1945, à Ecouis dans l’Eure, en provenance de Buchenwald.
Nous étions 426 jeunes rescapés.
Nous avions été déportés à Buchenwald, après être passés par des ghettos, des camps de travail, des camps de concentration, des camps d’extermination.
Nous étions de faux jeunes, nous étions devenus adultes trop tôt, des vieux.
Nous avions fait l’expérience de la haine dirigée contre nous, avant même d’arriver dans les camps, dans les pays où nous avions vécu.
Nous avions fait l’expérience du rejet,
De la souffrance physique et morale,
Nous avions subi des violences, assisté à des scènes de violence,
Nous avions fréquenté la mort,
Nous avions vu nos proches mourir,
Nous avions fait l’expérience de la faim, du froid, et celle de l’abandon.
Et souvent celle de la solitude.
Car la plus part d’entre nous (sauf moi) avaient perdu la majeure partie de leur famille nucléaire. Le plus jeune d’entre nous avait 8 ans, le plus vieux sans doute plus de 20 ans ; nous avions appris à survivre dans le danger et l’adversité.
En arrivant de Buchenwald en France nous étions un groupe composite :
Nous étions de nationalités différentes, de langues différentes, de milieux culturels ou politiques différents : il y avait parmi nous des Hongrois, des Polonais, des Roumains, des Tchèques. Il y en avait de très religieux, d’autres qui étaient sionistes, d’autres encore communistes, ou qui appartenaient à des familles qui l’avaient été.
Il a fallu prendre en compte toute cette diversité pour que nous puissions vivre ensemble, dans les maisons d’enfants où on nous avait placés, pour pouvoir nous laisser nous épanouir, selon nos possibilités, et nous intégrer dans la petite société que nous formions avec nos éducateurs, puis dans la société environnante, la société française pour ceux d’entre nous, une petite minorité, qui avaient décidé de rester en France.
Il est difficile de se mettre dans la tête d’un enfant rescapé, ancien déporté ou ancien enfant caché. Il est difficile d’imaginer la somme de souffrances endurées, et leur effet destructeur.
Cet enfant rescapé avait perdu ses parents, sa fratrie, ses amis. Fondamentalement sa relation aux adultes avait été transformée : ils n’étaient plus ceux qui le protégeaient, ils étaient devenus, comme d’autres, des menaces pour lui, pour ce qu’il lui restait : parfois une couverture, un morceau de pain à garder. D’où des comportements qu’il est difficile de comprendre aujourd’hui.
Il fallait se reconstruire, se construire, retrouver la confiance en l’homme, en l’adulte, en l’éducateur qui nous guidait, ou l’instituteur qui nous enseignait.
Il fallait réapprendre à être enfant ou adolescent.
Il a fallu réapprendre à jouer, à rire, et aussi à pleurer.
Les maisons de l’OSE, pour nous, celles de l’OPEJ, de la CCE, pour d’autres, ont été ce lieu d’accueil et de reconstruction.
Plus de 60 ans après, je voudrais réaffirmer ma reconnaissance à la République, pour nous avoir accueillis. Il est vrai que cela n’avait pas été facile. Pour que l’on nous accepte en France il avait fallu une campagne de presse pour nous, les interventions de l’OSE auprès du gouvernement français, et aussi l’intervention de Geneviève de Gaulle- Anthonioz, nièce du Général de Gaulle, résistante de la première heure, puis déportée au camp de Ravensbrück.
On comprend que cela n’ait pas été facile. La France, elle-même sortait exsangue de l’occupation nazie ; elle était encore en reconstruction ; il y avait des cartes d’alimentation ; bref la vie était difficile pour tout le monde. Nous n’étions pas des rapatriés, car nous n’étions pas Français, nous étions des Étrangers, des enfants étrangers que la France a accepté d’accueillir.
Le Comité Intergouvernemental pour les Réfugiés, nous a confié à l’OSE, œuvre de Secours aux Enfants.
L’OSE, qui s’était occupé de près de 10 000 enfants juifs pendant la guerre, avait ouvert après la Libération une douzaine de maisons d’enfants, pour les mille à deux mille enfants qu’elle avait en charge. Elles fonctionnaient grâce à l’aide des pouvoirs publics et du JOINT, cette organisation juive américaine, qui avait déjà assuré par ses versements la survie des enfants cachés pendant la guerre. Le personnel administratif, éducatif ou autre était d’un dévouement extraordinaire que je veux ici rappeler et saluer, et pour lequel je veux les remercier en mon nom et celui de mes camarades, car c’est grâce à eux, il faut le rappeler, que nous avons pu reprendre pied dans la vie, nous reconstruire, apprendre des métiers et construire des familles.
Aujourd’hui encore l’OSE et d’autres ONG juives ou non juives qui se consacrent à l’enfance restent au service de l’intégrité et de la dignité des enfants.
60 ans plus tard y a-t-il une leçon à tirer pour les survivants de ce passé tragique ? Pour moi il y en a une qui s’appelle vigilance et solidarité.
En tant que Juifs nous devons rester fidèles à Hillel l’Ancien, un sage du Talmud qui a vécu au temps de Jésus. Il disait :
Im ein ani li, mi li ?
Si je ne m’occupe pas de moi-même, qui s’en occupera ?
Mais si je ne m’intéresse qu’à moi, alors qui suis-je ?
Et si ce n’est maintenant alors quand ?
Et en tant que citoyen je voudrais ici rappeler les paroles exemplaires du Pasteur Martin Niemöller, qui avait crée l’Eglise confessante, seule église allemande anti-nazie et qui fut arrêté en 1937, transféré en 1941 au camp de concentration de Dachau, avant d’être libéré par les Alliés. Il a écrit :
Lorsqu’ils sont venus chercher les communistes
Je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.
Lorsqu’ils sont venus chercher les syndicalistes
Je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste.
Lorsqu’ils sont venus chercher les catholiques
Je n’ai rien dit, je n’étais pas catholique.
Lorsqu’ils sont venus chercher les juifs
Je n’ai rien dit, je n’étais pas juif.
Puis ils sont venus me chercher
Et il ne restait plus personne pour dire quelque chose.
Alors oui, une leçon, une tache pour les rescapés, aujourd’hui, pour les enfants déportés ou enfants cachés, pour tous :
Vigilance, mais aussi solidarité, avec les exclus, les discriminés, les menacés, les rejetés, comme nous l’avons été nous-mêmes, justement nous qui pendant la Shoah n’avons pas toujours bénéficié de cette solidarité. Mais je pense aussi aux trop rares enfants juifs qui ont pu sortir du Vel d’Hiv grâce à une main tendue, être sauvés parce qu’ils ont bénéficié de cette solidarité, comme tant d’autres juifs jeunes ou non qui ont bénéficié de l’aide de la population française, à l’encontre de la volonté du gouvernement de Vichy.
Izio ROSENMAN, directeur de recherches au CNRS, rescapé de Buchenwald


Discours d’Izio Rosenman

Hommage solennel à la mémoire d’Elie Wiesel-11 juillet 2016

La voix d’Elie Wiesel

Avec la mort d’Elie Wiesel,j’ai perdu quelqu’un que j’aimais et que je respectais. Évoquer Elie Wiesel me ramène au temps qui a suivi notre libération à Buchenwald,le 11 avril 1945, car nous avons été libérés ensemble. C’est aussi ensemble que nous sommes arrivés en France dans un convoi de 430 enfants, que l’on a depuis appelés «les enfants de Buchenwald». Des enfants et des adolescents, qui ont étéaccueillis en France, grâce au général de Gaulle, dans les maisonsd’enfants de l’OSE, où l’onnous aaidés à nous reconstruire. Notre rencontre est due à la guerre. Car, a priori, nous n’avions aucune chance denous rencontrer.Lui, jeune Juif hongrois de 16 ans, originaire d’une petite ville de Transylvanie, Sighet,issu d’un milieu très religieux, hassidique. Moi, enfant juif de9 ans, originaire d’un petit shtetl polonais,Demblin, issu d’une famille dont la plupart des fils, mes oncles, étaient des communistes ou des révolutionnaires.Des univers si séparés, qui semblent si différents, et pourtant si profondément juifs l’un et l’autre.Nous avons par la suite découvert que nous étions arrivés à Buchenwaldpresque en même temps, à quelques jours près, au cours de ce terrible janvier 1945, lui venant d’Auschwitz avec son père, moi venant avec le mien du camp de Czestochowa. Et c’est là, à Buchenwald,que tous deux sont morts.Il se souvenait s’être occupé de moi au cours de notre séjour au block 66, le block des enfants, car j’étais parmi les plus jeunes,avec Lulek et David, encore plus jeunes que moi. Il me l’a dit des dizaines d’années plus tard. Et ce souvenir d’Elie, même si moi je n’en ai pas la mémoire, m’émeut encore aujourd’hui,Car il est vrai que l’on ne pouvait pas survivre au camp, particulièrement un enfant, sans l’aide des autres, et j’ai souvent été aidé. Par des détenus, et même une fois par un SS. Et je pense à ces prisonniers russes,rencontrés des années plus tard lors d’une cérémonie à Buchenwald,qui m’ont raconté qu’ils donnaient chacun un peu de leur maigre nourriture, pour les enfants dans leur block. Je voudrais évoquer des moments de douceur, de partage, vécus dans la maison d’enfant del’OSE, Chez Nous,à Versailles, une maison d’enfants religieuse. C’étaient les moments où Elie chantait.Il avait une voix exceptionnellement mélodieuse. C’était au début de 1946.

Nous étions une quarantaine d’enfants et d’adolescents réunis le vendredi soir, pour le diner du shabbat. Leizer, on l’appelait alors ainsi, comme chez lui à Sighet, semettait à chanter des chants hassidiques pour l’entrée du shabbat. Nous étions comme apaisés et transportés ailleurs, dans d’autres mondes. Lui était sans doute transporté chez lui à Sighet.Des dizaines d’années plus tard,il avait conservé cette voix mélodieuse, et j’étais toujours ému de la reconnaître quand il me téléphonait pour me souhaiter Shana Tova ou de joyeuses fêtes dePessah. Je dois dire que j’étais aussi ému de la simplicité et de lafidélité de son affection malgré les années et la différence des mondes où nous vivions,car lui vivait parmi les grands de ce monde.Je suis un juif de gauche, laïque, athée, et lui était un juif religieux et pratiquant. Nous n’étions pas toujours d’accord politiquement, surtout sur le conflit israélo-palestinien, et nous le savions. Cela n’a jamais pesé sur notre relationet notre affection. Dans nos conversations,il me disait toujours, «je suis ton allié dans un combat pour l’ouverture et la tolérance».La voix d’Elie Wiesel n’était pas seulement unevoix mélodieuse, c’était la voix d’un témoin, la voix des absents, des morts, la voix de la mémoire et de ceux qui n’avaient plus de voix. Mais c’était aussi, au présent, la voix de ceux que l’on ne voulait pas entendre, celle des minorités souffrantes ou opprimées. Il avait lutté pour la libération des Juifs d’URSS et la fondation qu’il avait créée The Elie Wiesel Foundation for Humanityagit de par le monde: au Cambodge, au Darfour, au Rwanda, et ailleurs, souvent au secours d’enfants et d’orphelins.Il avait toujours en mémoire que pendant la Shoah le monde s’était tu. Et le monde se taisaitétait d’ailleurs le titre de son premier livre en yiddish qui devint plus tard La nuit.Il en avait tiré pour le présent une leçon indélébile. Élie Wiesel était un humaniste, un juif ancré dans ses racines religieuses traditionnelles, qui lui servaient aussi de références morales. Sur le plan personnel, il étudiait les textes sacrés tous les jours à cinq heures du matin, m’avait-il dit, avant de se mettre à écrire. Mais s’il appartenait à ce monde, il n’y était pas enfermé, il était capable de passer d’un monde à l’autre et il était capable d’écouter avec respect d’autres positions que les siennes. Je n’ai pas à jugerétait une phrase qui revenait souvent dans sa bouche. Une de ses figures de référence était d’ailleurs Hillel, l’un des sages du Talmud,connu pour son ouverture et sa bienveillance.Élie n’était pas politique, ou en tous cas,il ne concevait pas son action en termes politiques, mais éthiques.

C’est sur ce terrain qu’il sentait sa responsabilité et la nécessité de s’engager, ce qu’il a fait sans relâche,en particulier depuis que le Prix Nobel de la paix lui avait donné la notoriété et donc l’audience pour que sa voix porte.Et sa voix portait, au-delà du combat pour la mémoire de laShoah, pour tirer les leçons pour aujourd’hui.Je me suis souvent demandé pourquoi il suscitait tant de haine, beaucoup d’admiration aussi, mais tant de haine, une haine qui se déchaîne encore sur internet après sa mort.Dans son discours de réception du Prix Nobel de la paix, ildisait:«Nous devons toujours prendre parti. La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime. Le silence encourage le persécuteur, jamais le persécuté».Pour moi,c’est sans doute la leçon la plus profonde d’Élie Wiesel, l’ami, l’homme de mémoire, le juif engagé, le Mentsch.