SEMPRUN Jorge KLB 44904

Buchenwaldien et Européen jusqu’au dernier souffle

Jorge Semprun nous a quittés et sa voix nous manquera d’autant plus, qu’elle était d’une rare tessiture sur le registre d’une vie d’homme. « Apatride bilingue et émigré de partout » comme il se disait avec humour, résistant, déporté, homme politique, écrivain, Espagnol-républicain, Français-combattant, Allemand-penseur, Européen-démocrate, il était tout cela à la fois, mais il précisait : « Je suis avant tout, ou par-dessus tout, un ex-déporté de Buchenwald. C’est ce qu’il y a de plus profond, qui configure le mieux ma véritable identité ».

Au titre de toutes ces vies et de toutes ces cultures, la qualité de sa réflexion était et reste inestimable.

Le prisonnier politique 44904, jeune combattant communiste arrêté en 1943 à vingt ans, vécut seize mois dans sa chair et au quotidien le mal absolu, das radikal Böse postulé par Kant deux siècles auparavant et dont Semprun chercha jusqu’à la fin de son existence à scruter la portée et les conséquences politiques et morales.

Au camp, grâce à sa parfaite connaissance de l’allemand, il travailla au Bureau des statistiques du travail, qu’il qualifiait à juste raison de « pôle névralgique du pouvoir de l’organisation de résistance interne » et fréquenta les plus importants responsables de la clandestinité du camp, des communistes allemands en premier lieu. Sur le rôle décisif qu’ils jouèrent dans l’organisation de la vie et de la survie à Buchenwald et sur leur activité de résistance, qui donna lieu à des années de débat encore en vigueur, il déclara à l’occasion du cinquantième anniversaire de la libération du camp, en

1995 : « Nous pouvons considérer la résistance antifasciste organisée par les communistes allemands à Buchenwald moralement légitime et politiquement positive. (…) La résistance avait rendu possible la formation d’une solidarité internationale et le développement des principes et de la pratique d’une morale de résistance. Observée sous cet angle, l’expérience de l’organisation communiste allemande de Buchenwald peut et doit être acceptée par la mémoire historique de l’Allemagne réunifiée : elle appartient à sa tradition de la résistance et à son héritage des luttes contre le nazisme (…)».

Il admirait le courage du peuple allemand, de ses intellectuels et de la jeunesse pour leur exigence dans leur manière de mener la tâche « lourde, blessante et cohérente » de leur double reconstruction démocratique à travers une analyse critique et approfondie de leur histoire.

Né dans un siècle ravagé par le nazisme et le stalinisme, seize mois d’une « vie sans visage », comme il l’écrivait dans l’Ecriture ou la Vie, l’ont conduit cinquante ans durant, à modeler de ses deux mains, celle de l’écrivain et celle de l’homme politique, la « figure spirituelle » de l’Europe (Edmund Husserl), dont il souhaitait ardemment qu’elle ne fût pas victime d’une mémoire hémiplégique. Buchenwald-Weimar était à ses yeux le « lieu unique en Europe pour penser l’Europe et y méditer sur ses origines et ses valeurs ».

Agnès Triebel


A Jorge Semprun

Le grand écrivain Jorge Semprun, qui fut aussi notre camarade à Buchenwald, est mort le 7 juin dernier.

Il fut un combattant courageux face aux dictatures : le nazisme dans la résistance pendant la guerre et au camp, le franquisme après sa libération.

Il a condamné les déviations du stalinisme, ainsi que les tentatives de renaissance du fascisme.

Il a exprimé ses idées, avec le talent que l’on sait, dans ses ouvrages ainsi que dans les films à la réalisation desquels il a participé (citons « Z » ; « l’Aveu »).

Son opposition à toutes les dictatures nées en Europe, ainsi que la connaissance de ses diverses cultures (il était au moins trilingue) ont fait de lui un partisan résolu de la construction européenne.

Un mois avant de participer au 65ème anniversaire de la libération de Buchenwald, où il prononça son dernier discours, il avait publié dans le journal « Le Monde » un article au titre prémonitoire : « Mon dernier voyage à Buchenwald » (1).

Il rappelait que Buchenwald fut un camp nazi jusqu’en avril 1945, et qu’il fut utilisé ensuite, sous l’appellation « Speziallager n° 2 » par la police soviétique.

Il invitait ensuite les visiteurs du camp, sur la place d’appel, à penser à l’Europe. Je cite : « Les racines de l’Europe peuvent se trouver ici, dans les traces matérielles du nazisme et du stalinisme, contre lesquels a commencé précisément l’aventure de la construction européenne ».

Les rescapés du camp sont engagés dans la vie d’aujourd’hui, et partagent sans doute la vision, finalement optimiste, à laquelle Jorge Semprun les a conviés.

Ils regretteront cependant que Jorge Semprun n’ait pas éclairé suffisamment les lecteurs du journal sur la réelle histoire du camp. Buchenwald est un camp nazi créé par le régime hitlérien au sein de l’Allemagne pour y torturer et exterminer ses opposants. L’occupant soviétique a ensuite utilisé les installations du camp pour y interner en majorité des personnes complices du régime nazi.

Le Comité international est intervenu sans relâche auprès des autorités politiques allemandes pour que l’amalgame entre les deux camps ne soit pas admis.

Plus généralement, les rescapés des camps, toutes sensibilités politiques confondues, ont toujours refusé que soit banalisée la mémoire du régime le plus meurtrier de l’histoire récente avec les mémoires des autres totalitarismes.

Jorge Semprun en était parfaitement convaincu ; il pensait d’ailleurs que, plus encore que la torture et la mort infligées aux combattants, la plus monstrueuse barbarie du régime nazi fut la guerre exterminatrice menée contre les femmes et les enfants : les génocides des Juifs et des Tsiganes.

Sans doute pensait-il au rôle qu’il avait joué dans la libération du camp, le 11 avril 1945, et à l’action menée par la résistance clandestine pour préserver la vie de 900 enfants juifs promis à la mort par les nazis quand il conclut son article. Imprégné d’une profonde empathie envers la souffrance et la mémoire juives, il demandait précisément aux «enfants de Buchenwald», nos camarades, de reprendre le flambeau de la mémoire de tous les déportés, quand les combattants auraient disparu.

Une des grandes voix de notre mémoire s’est tue.

Nous n’oublierons jamais comment Jorge Semprun a décrit nos vies, nos moments de souffrance, de désespoir, d’optimisme, de solidarité, de révolte.

Adieu, Jorge Semprun.

Bertrand Herz Président du CIBD Matricule Buchenwald 69592

(1) (dimanche 7 – lundi 8 mars 2010)

 


D’un écrivain européen à l’autre, l’hommage de Pierre Mertens à Jorge Semprun

Pierre Mertens, écrivain belge, humaniste, juriste, auteur de nombreux livres, a obtenu le Prix Médicis en 1989 pour son roman Les Eblouissements puis, en 1996, le Prix Jean Monnet de Littérature européenne, pour « Une paix royale». Jorge Semprun reçut ce même prix en 2001, pour son livre «Le mort qu’il faut».

Cette même année, Pierre Mertens, fervent défenseur de la mémoire, signait un bref et admirable ouvrage intitulé « Ecrire après Auschwitz ? Semprun, Levi, Cayrol, Kertész »(1), vibrante réflexion où l’auteur rend hommage à l’œuvre d’écrivains déportés. En conclusion, il s’adresse directement au lecteur en des mots qui ne pourront que nous toucher : Tous ceux dont j’ai parlé (ndlr : Levi, Antelme, Cayrol, Kertész, Micheline Maurel, Paul Celan, Peter Weiss) sont des militants de la mémoire. Faites en sorte, si vous le pouvez, de devenir demain, ceux qui relaieront leurs paroles, qui empêcheront qu’elles se perdent. C’est toute la grâce que je vous, nous souhaite. Il poursuit : « Le mal que font les hommes vit après eux, disait déjà Shakespeare. On peut donc, il faut même, écrire après Auschwitz, après Hiroshima, après le Goulag, après Pol Pot et Pinochet. (…) N’abandonnons pas la place aux menteurs et à ceux qui se taisent, car il y a aussi des menteurs par omission. La culture de la vie doit s’adosser à la connaissance de la mort. Même le moindre poème d’amour ou le récit de nos plus humbles joies, c’est contre l’oubli que nous devons les écrire ».

Outre l’estime réciproque, le combat commun et le talent qui réunit les deux écrivains, ils partagent l’idée que la fiction littéraire s’inscrit comme le moyen de dire l’indicible, de « visiter l’un après l’autre, les cercles d’enfer moderne. La rampe, le mur noir où ont été fusillés plus de 20.000 détenus. Le bloc où on leur injectait du phénol (…), la cellule où ils devaient se tenir debout, les crématoires (…), ces quartiers généraux de la haine ». (2)

Semprun l’a souvent rappelé au cours des dernières années à Buchenwald : « Quand il n’y aura plus de survivants et que la transmission de cette expérience sera devenue impossible, (…) il ne restera plus que des romanciers. Seuls les écrivains, s’ils se décident librement à s’approprier cette mémoire, à imaginer l’inimaginable, à rendre littérairement vraisemblable l’incroyable vérité historique, seuls les écrivains pourront ressusciter la mémoire vive et vitale, notre vécu (Erlebnis), alors que nous serons morts. »(3)

En 2005, Pierre Mertens, Académicien, remit à Jorge Semprun le prix international Nessim Habif de l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique. Jorge Semprun avait apprécié la qualité de l’hommage rendu, et avec l’autorisation de son auteur, que nous remercions, nous publions son allocution.

Jorge Semprun raconté par Pierre Mertens :

Jorge Semprun, qui a écrit la plupart de ses livres en français — et dans une langue magnifique —, a cependant trouvé le temps de devenir durant quelques années Ministre de la culture en Espagne, son pays d’origine — et ressuscité après quarante ans de franquisme. Or, exilé en 1936, il va entrer dans la Résistance en 1942, sera déporté en 1943 à Buchenwald. Il attendra dix-sept ans avant d’écrire son premier livre, Le Grand Voyage, comme s’il lui avait fallu tout ce temps pour retrouver sa voix aussi bien que sa voie. Il n’a pas, comme  Robert Antelme, Jean Cayrol ou Primo Levi, travaillé dans l’urgence. Mais s’étant mis au travail, il ne s’est plus arrêté. Le Grand Voyage décrit moins l’intérieur du camp que l’aller-retour Compiègne-Buchenwald comme un paysage mental qui se découvre à nous par fragments et à coups de réminiscences. Un roman pour mieux déborder la vérité du simple témoignage. Une sorte de « recherche du temps perdu » concentrationnaire. De livre en livre, de Quel beau dimanche ! à L’écriture ou la vie, l’écrivain poursuit son introspection, on pourrait dire : son anamnèse. Entretemps, l’enfer du goulag aura été révélé au monde si bien que l’horreur semble ne pas pouvoir connaître de terme. Semprun, et quelques rares autres, ont promulgué la fictionnalisation d’un thème dont on aurait pu croire que seule la transcription de sa vérité littérale pourrait transmettre sa communication.

Semprun, Levi, Robert Antelme, Kertesz, d’une écriture à l’autre, nous livrent leur héritage, dont Pierre Mertens, en sa qualité d’écrivain et de juriste, est un relais fort, doublement attaché à la justice de la mémoire. Nous saluons son combat contre le négationnisme, pour que justice soit rendue aux doubles victimes de la haine : celles des nazis d’alors et des négationnistes d’aujourd’hui.

Agnès Triebel

(1 ) Ecrire après Auschwitz ? Semprun, Levi, Cayrol, Kertész, Pierre Mertens, La Renaissance du Livre, 2001
(2) Op. cit., p. 41
(3) Une tombe au creux des nuages, Jorge Semprun, Climats, 2010, pp. 320-321


Jorge Semprun ou La réalité rêvée de l’écriture

Jorge Semprun pourrait bien être un personnage de roman : orphelin, exilé, résistant, déporté, survivant, apatride, militant clandestin du Parti communiste espagnol, scénariste, écrivain, Ministre de la culture, juré du Prix Goncourt, l’homme a mille et une vies clandestines et publiques imbriquées les unes dans les autres.

C’est avec Le Grand voyage paru en 1963, un an avant son exclusion du Parti communiste espagnol que Semprun entre en littérature dans «la réalité rêvée de l’écriture» (1). Le roman retrace dans la suffocation de l’effroi, le parcours à l’aveugle de 120 hommes entassés dans un wagon s’avançant vers la longue nuit concentrationnaire de Buchenwald. L’ouvrage amorce un cycle explicitement consacré à la déportation. Suivront Quel beau dimanche !, L’Ecriture ou la vie, Le Mort qu’il faut.

L’Ecriture ou la vie est devenu un texte incontournable de la littérature testimoniale (2) au côté des œuvres de Primo Levi, David Rousset, Robert Antelme. L’œuvre, inclassable, décrit les jours du déporté 44904 à Buchenwald. Elle mêle introspection et méditation, métaphysique et politique et interroge la lancinante question de l’existence du Mal, les gouffres de l’extermination, l’inattendue survivance de la fraternité. Elle sonde les capacités de résistance individuelle et collective. Véritable plaidoyer pour une fraternité sans cesse recomposée, elle explicite de façon sensible les affres du retour, l’oubli nécessaire à la survie, l’impossibilité du récit. Adresse aux disparus, hymne à la beauté ensorcelante du monde tressant les temps, L’Ecriture ou la vie prouve que l’expérience concentrationnaire est partageable grâce à «l’écriture littéraire» (3).

Si le texte tient de l’archive, il touche par sa force poétique qui fait de son auteur selon F. Nicoladzé, «une des consciences lyriques de notre temps» (4). Polyphonies, langues entrelacées, temps aboli donne accès au peuple d’ombres du KL Buchenwald. Passent ainsi entre les souvenirs de l’enfance madrilène, les vers de René Char, les ombres trébuchantes coagulées dans l’horreur d’une détresse nue où luit parfois l’éclat d’un regard fraternel. Car si la mort est leur unique horizon, la préservation d’une solidarité possible leur restitue l’appartenance à l’espèce humaine dont le nazisme les prive : «Avec le pain des morts […] les copains faisaient un fond de nourriture pour venir en aide aux plus faibles.» (5)

L’odeur de chair brûlée, la fumée du crématoire, la «voix mordorée de Zarah Leander» (6), les cris des SS accompagnent le lecteur dans la traversée de la mort.

Ombres de ces ombres errantes, les personnages des autres romans circonscrivent la même irréductible expérience (La Deuxième mort de Ramon Mercader, La Montagne blanche, Netchaïev est de retour). Ainsi, l’œuvre tous genres confondus est irradiée par toutes les morts vécues. Comme ces camarades, dans la vigilance du survivre, Semprun le revenant en traque les apparitions. Dans la prémonition d’un malheur à venir, l’apparition mortelle peut s’incarner dans un objet anodin, une fragrance, un paysage, une femme.

Un jour, saisi, sombrant dans un vertige d’étrangeté qui transforme les convives d’une brasserie en «tas informes de viande pourrissante» le narrateur regarde entrer une femme : « la mort […] s’est assise […] dans un tourbillon de soie voltigeante blanche et noire […] je ne trouvais pas drôle du tout que la mort fût douée de langage […] elle m’a fixé longuement, j’ai soutenu son regard. Alors elle a caché ses yeux sous des lunettes noires à large monture d’écaille.»(7) Le lendemain, une voix annonce au téléphone le suicide de Domingo ami de la clandestinité madrilène : «cette putain de mort avait gagné cette fois.» (8)

Le 7 juin 2011, la mort est revenue. On ignore si ce jour là c’est aussi une femme soyeuse, déplissant sa jupe ennuagée de fumée qui s’est glissée à pas de loup. A une heure incertaine(9), entourée du «bruissement multicolore des oiseaux revenus sur l’Ettersberg» (10), elle l’a entraîné au loin. Mais, cette fois, assurément, elle n’a pas tout à fait gagné. C’est ce que nous murmurent les sentinelles, le gars de Semur, Ramon Mercader, Juan Larrea, Laurence (11) et tous les autres, ceux qu’il nous reste.

Corinne Benestroff

(1) Semprun J., L’Ecriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p.271.
(2) L’œuvre de Semprun est l’objet de nombreuses études universitaires en France et à l’étranger.

(3) Id., p. 136
(4) Nicoladzé F., La Deuxième vie de Jorge Semprun. Une écriture tressée aux spirales de l’histoire, Castelnau-Le-Lez, Climats, 1997, p.262.
(5) Semprun J., L’Ecriture ou la vie, op.cit., p.248.
(6) Id., p.73.
(7) Semprun J., Quel beau dimanche ! , Paris, Grasset, 1980, pp.202-203.
(8) Id., p.203.
(9) Levi P., (1984), A une heure incertaine, Paris, Gallimard, 1997.
(10) Semprun J., L’Ecriture ou la vie, op.cit., p.314.
(11) Tous les personnages de Semprun

 

Article paru dans “Le Serment” N°338