
Edito du N°342
Pierre Sudreau, un prince de la politique
Qu’il nous est lourd de prendre congé de Pierre Sudreau. Qu’il nous sera difficile d’évoquer la France et l’Europe désormais sans la figure de Pierre Sudreau. Comme il va nous manquer à tous ici, sur la colline de l’Ettersberg, au Mémorial de Buchenwald près de Weimar.
J’ai rencontré Pierre Sudreau pour la première fois en 1995, sur ce qui fut jadis la place d’appel du camp de Buchenwald. Il était venu au 50e anniversaire de la libération du camp et, à l’occasion du discours qu’il prononça, eut cette phrase que je n’oublierai jamais : “C’est à Buchenwald que je suis devenu Européen” ; une phrase qui m’a autant ému qu’elle m’a bouleversé. J’avais devant moi un patriote français, déporté par les nazis au camp de Buchenwald pour avoir résisté à l’Occupation et s’être opposé à leur idéologie fondamentalement raciste, ainsi qu’à leur régime totalitaire, qui non seulement avait, au prix de sa vie, fait front à l’inhumanité, mais avait su tirer les conséquences de l’expérience du Mal, permettant ainsi de restaurer et de réhabiliter la confiance dans les vertus d’humanité de l’individu.
Pierre Sudreau appartient sans emphase ni pathos à ces grands hommes de la résistance antinazie en Europe et à l’intérieur du camp de Buchenwald. Il est de ceux qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale déclenchée par l’Allemagne, ont su rendre espoir et courage à tous ceux en qui résonnaient les valeurs d’humanité et de démocratie. C’est parce que la solidarité et la fraternité ont existé, parce qu’au-delà de toutes les frontières, nationales, politiques, ethniques et religieuses, la résistance à l’intérieur même des camps a existé, que l’on peut dire et affirmer que l’Homme n’est pas nécessairement un loup pour l’homme, et qu’à l’instar du Serment de Buchenwald, les hommes peuvent bâtir un “monde nouveau de paix et de liberté”.
Nous saluons avec respect et reconnaissance Pierre Sudreau comme le réconciliateur entre l’Allemagne et la France. Nous remercions celui qui fut le visionnaire d’une Europe des droits de l’homme et du citoyen, solidaire et libérée des maladies que sont le nationalisme, l’égoïsme, le racisme et les guerres. Nous nous inclinons devant le Français et l’Européen, qui contribua si vivement à ce que l’Europe dans laquelle nous vivons aujourd’hui soit plus sereine qu’on n’aurait jamais pu l’imaginer au début du XXe siècle. Il nous revient de préserver cette Europe qui naquit de tant de souffrances et d’un si grand courage. Il nous appartient de la rendre plus forte et de lui offrir un avenir, pour son bien et celui du monde.
Pierre Sudreau nous a quittés, mais ses paroles et son esprit demeurent.
Volkhard Knigge
Président de la Fondation des mémoriaux de Buchenwald et Mittelbau-Dora
Traduction : Agnès Triebel
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Disparu le 22 janvier, Pierre Sudreau a été inhumé à Blois le 28 janvier dans la plus grande émotion de la ville et de ses responsables. Le ministre de la défense, Gérard Longuet lui rendit un hommage national dans la Cour d’honneur des Invalides, la veille, en présence de sa famille et de nombreuses personnalités du monde de la Résistance, de la déportation et de la politique”
Pierre Sudreau nous a quittés le 22 janvier 2012, emporté à l’âge de 92 ans par une crise cardiaque, à Paris, dans le périmètre qu’il aimait tant de la Rue Bixio, où il présida pendant 30 ans la Fédération des Industries Ferroviaires, et des Invalides qu’il admirait depuis la terrasse de son restaurant favori, Le Vauban.
Résistant-déporté, chef du Réseau Brutus en zone Nord, arrêté suite à la trahison d’un agent double en novembre 1943, mis au secret à Fresnes pendant six mois, transféré à Compiègne, puis à Buchenwald du 14 mai 1944 au 11 avril 1945 (matricule 53273), le Général de Gaulle le nomma à son retour de déportation sous préfet (il avait vingt-six ans), ministre de la Construction puis de l’Education nationale (1958-1962). Plus tard élu député centriste, Président de Région, Président du Centre Français du Commerce Extérieur (CFCE), Maire de Blois, il fut aussi le fondateur et Président de la Fondation de la Résistance. Pierre Sudreau était Grand-Croix de la Légion d’Honneur, Croix de Guerre 1939-1945, Médaillé de la Résistance avec rosette.
Dans la clandestinité de Buchenwald, il représentait la famille « France combattante » au côté de 32 autres familles de la Résistance intérieure française, réunies à l’instar de l’action de Frédéric-Henri Manhès et de Marcel Paul et fit partie de la Brigade française d’action libératrice (BFAL), participant à la libération du camp le 11 avril 1945. Fidèle en amitié et ignorant les clivages politiques, Pierre Sudreau exprimera toute sa vie son admiration et sa reconnaissance pour Marcel Paul, Pierre Durand et Guy Ducoloné. Qui ne se souvient de cette succulente histoire, où des années après la libération, se reconnaissant dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, Pierre Sudreau et Guy Ducoloné quittèrent leurs bancs respectifs pour s’embrasser chaleureusement, ce qui fit dire à un député : « Alors Sudreau, on embrasse les communistes maintenant ? » Ce à quoi Pierre répondit : « Nous avons même couché ensemble sur la même paillasse, à Buchenwald ».
Il côtoya les « Grands » de ce monde, le Général de Gaulle, Adenauer, Churchill, Kennedy, Krouchtchtev, Chou En-Lai, Den Xiaoping, François Mitterrand, Michel Rocard, et bien avant eux…Antoine de Saint-Exupéry. Vol de Nuit en 1928 avait tellement marqué Pierre, qu’il avait écrit à l’auteur –il avait neuf ans ! aux Editions Gallimard pour lui dire qu’un jour, comme lui, il deviendrait pilote. Saint-Exupéry fut ébloui par cette lettre et ainsi commença une extraordinaire amitié entre l’écrivain et l’enfant, qu’il allait chercher au lycée Hoche de Versailles pour l’emmener déjeuner, chaque fois qu’il atterrissait à Toussus-le-Noble, où il suivait une formation de PSV (pilotage sans visibilité). « Petit Pierre », ainsi l’appelait Saint-Exupéry, portait toujours une grande écharpe et lui inspira Le Petit Prince, ce qu’il n’apprit que des décennies plus tard et que lui confia Nelly de Voguë, conseillère littéraire et grande amie de l’écrivain. Le courage de Guillaumet perdu dans les Andes, sa volonté de survivre, marchant pendant quatre jours et cinq nuits dans la neige, et disant à Saint-Ex lorsqu’il le retrouva : “Un pas, encore un pas… ce que j’ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait” fut d’un grand secours à Pierre pendant l’épreuve de la Déportation.
Infiniment courtois et contrôlé, il était en même temps un passionné (ses œuvres préférées n’étaient-elles pas La Tempête et l’Appassionata de Beethoven) des gens, des talents, des idées (il fut le père du TGV et du Son et Lumières du château de Chambord), ouvert aux autres, tout en écoutant toujours ce que lui indiquait sa grande intuition des êtres. Sa tendresse pour la vie lui faisait remplir ses poches de gabardine de miettes de pain pour les oiseaux, et lorsqu’il prenait des nouvelles des enfants, il avait cette formule merveilleuse : « Comment vont les Espoirs ? ».
La mort de Pierre Sudreau clôt la vie d’un grand homme et d’un grand ami qui, son existence durant, a conjugué le devoir avec le courage, la fidélité, l’indépendance d’esprit et la noblesse politique, deux termes qui, chez lui, pouvaient figurer côte à côte sans ressembler à un mensonge.
Un homme soucieux de paix jusqu’à son dernier souffle et inquiet des événements d’aujourd’hui. La vie fut pour lui généreuse et impitoyable. Aimanté par le ciel et les étoiles depuis son enfance, il voyait loin et pensait haut et aimait dire à la fin d’un de ses délicieux déjeuners, les mains croisées sur la table, avec un sourire lumineux : « Je suis en parfaite harmonie ».
Adieu si cher Pierre.
Agnès Triebel
Paru dans le Serment 342 (Mars, avril 2012)