Retour sur mon passé
24 Avril 1944 – Gare de Compiègne
Une voie à l’écart du public, cernée par la SS, ses fusils mitrailleurs, ses chiens, 6 des fameux wagons, “8 chevaux, 40 hommes, 100 prisonniers”. Les portes s’ouvrent, la slag active la formation en colonne par cinq, afin de contrôler le compte. Le 1er, puis le 2ème, c’est complet, mais au 3ème les cris des SS s’enflent, il manque 5 pièces. Cherchant dessous, dessus, dedans, un trou dans le plancher, ils y étaient à la prison de Chalons, les 5 ont bien disparu, les coups redoublent sur les 95 qui n’ont pu fuir.
C’est accompagnés de cris, ponctués de coups de crosse et trique que les 600, non…. moins 5, traversent la ville vers le fameux camp de Royalieu, où des dizaines de milliers de Résistants venant de tous les coins de France, passèrent en instance de départ pour les camps, tels Dachau, Neuen-gamme, Mauthausen, Auschwitz, Buchenwald etc…
Nous sommes entassés dans un baraquement, isolé des autres par des barbelés.
11 Mai – Après midi
Avec leur douceur coutumière les SS nous sortent de notre enclos, sur la grand place, fouille de nos baluchons et au corps, confiscation des couteaux et objets qui pourraient être une arme, au passage petits objets intéressants.
Ainsi apprenons-nous que demain un train part à Buchenwald.
Au retour à notre enclos les yeux scrutent le sol, nous ramassons quelques bouts de ferraille, pensant aider la dernière chance de faire la belle. Ayant trouvé une brique, je passe cette nuit à faire de minables couteaux avec quelques bouts de ferraille.
12 Mai – de bon matin
Cris de SS, chiens…. nous nous trouvons mélangés avec d’autres baraquements, notamment 300 Jurassiens de St Claude. Traversant Compiègne en colonne, les coups de fusil giclent vers les gens qui, se réveillant, poussent leurs volets.
En gare… voies de garage, nous voilà par paquet de 100 dans 24 wagons bien clos… Une botte de paille, un petit baquet appelé “chalet nécessité”… On dit qu’il y en a pour plusieurs jours.
Les cheminots, prenant des risques, réussissent à nous fournir de l’eau avec de vieilles boîtes de conserve, et surtout avertissent : on a trouvé des camarades happés par les herses fixées sous les wagons.
Certains d’entre nous prennent l’initiative de recommander que chacun se mette à l’aise dans notre espace limité en évitant de gêner l’entourage, de veiller que les 2 petites ouvertures fenêtres grillagées de barbelés restent dégagées ; il n’y a pas trop d’air pour 100 hommes, même si ce sont des Résistants.
Ce 12 Mai – en milieu de journée.

Nous roulons vers l’Est, nombreux sont les arrêts, tant en gare qu’en campagne, parfois ponctués de coups de mitraillette. La Résistance était-elle innocente ? Sa tâche n’est pas aisée.
Le maigre casse-croûte distribué ce matin ne nous embarrasse pas longtemps… nos boîtes de conserve sont précieuses pour obtenir un peu d’eau dans les gares, toujours les cheminots prenaient le risque de nous aider.
Nous avons convenu que l’utilisation du “baquet nécessité” risquant d’être néfaste, il fallait évacuer par les fenêtres, les boîtes de conserve aidant… Dans ces exercices nous eûmes la chance de ne pas nous blesser aux barbelés.
Dans presque tous les wagons nos minables couteaux ont travaillé le bois. À chaque arrêt les SS sondaient à coup de crosse les parois, notre botte de paille servait à parer le coup sur notre panneau entamé.
La nuit approche, la mitraillette crépite, le train s’arrête en pleine campagne, hurlement des SS et chiens, que se passe-t’il ? Voilà notre wagon qui s’ouvre, pourvu que le bois entamé n’apparaisse pas. Les furies montent, nous qui croyions ne pouvoir nous serrer davantage, la slag aidant, les 100 hommes sont comprimés dans le tiers du wagon, puis, 1 par 1, à coup de slag, nous passons dans le tiers opposé, je crus que ma langue ne retrouverait pas sa place.., vraisemblablement à 100 nous avons encaissé plus de 1 000 coups.
Malgré notre isolement, nous apprenons que 8 camarades n’ont pas attendu la nuit pour sauter, 6 d’entre eux ont été hissés sanguinolents dans le train, 2 réussirent la fuite, ils ont pu rejoindre les maquis, reprendre la lutte. Je ne sais si c’est dans la campagne environnante ou à l’arrêt en gare, 2 hommes ont été raflés pour remplacer les fuyards. La nuit venue, phares de chaque côté, fréquentes inspections de la SS, ont annulé nos espoirs de réussite.
Après cette journée, impossible de s’allonger dans cet espace restreint. C’est assis entre les jambes écartées qu’à la longue nous trouvons un repos relatif en cette nuit glaciale, ponctuée de nombreux arrêts.
13 Mai – Sommes toujours en France ? Où ?
Le soleil chauffe, lors des fréquents arrêts prolongés nous manquons d’air, l’asphyxie guette, sommes tous à poils et comme des sardines en boîte, les camarades tombent les uns sur les autres. Nous réussissons à organiser une ventilation en agitant en travers du wagon une couverture qu’un camarade a pu emporter.
Nos vieilles boîtes de conserve sont précieuses, avec des mouchoirs trempés dans la pisse, nous utilisons l’ammoniac pour frictionner nos camarades, puis les adossons aux parois. Je passe la journée sur les genoux, chaque fois que je tente de me lever pour agiter la couverture, je tombe.
14 Mai – Une 2ème nuit glaciale
Nous voilà au coeur de l’Allemagne. Là aussi, timidement les gens se risquent à mettre de l’eau dans nos boîtes. Toujours l’asphyxie plus déshydratation, ventilation et frictions ammoniaquées. Réussira-t’on à tenir ?
Cet après-midi, arrêt prolongé, ça bouge, hurlement, quelques coups de mitraillette, la porte s’ouvre: De l’air.., enfin je peux tenir debout, attrapant nos camarades sous les aisselles, les soulevant vers la porte, la bouffée d’air finit de les réveiller. Les SS accueillent à la trique… Miracle, tous arrivent à marcher, rejoignent la colonne par fünf (5).
Avec l’ami Amice, nous sommes les derniers du wagon de ce train, nous n’avons pas un décès. Hélas! en avançant nous voyons des camarades gisant à terre devant certains wagons, y compris les 5 fugitifs, dont mon jeune camarade Amable.
Chacun plonge la main, ou une boîte, dans un baquet. J’hérite d’un chapeau feutre, sors une eau boueuse et reste sur ma soif. Pénétrant dans Buchenwald notre vision est floue, certains ont des vêtements civils loqueteux, une cible dans le dos, un rond de peinture rouge, puis cet uniforme rayé bleu, les coupes de cheveux en croix, la multitude de langages.
Combien de fois sommes-nous comptés aux passages de barrière ? Nous arrivons à l’admission, dépouillés de nos baluchons et vêtements, des hommes agitent tondeuses électrique et rasoirs. Pas un poil ne doit subsister, j’ai la chance de ne pas saigner.
Dans la pièce suivante de grands baquets, pas le temps de réagir, des costauds, quelles nationalités? vous font plonger, ça pique les yeux, et les égratignures de rasoirs. Plus loin un quidam nous balance dans les bras, au hasard, les loques civiles de récupération.
Il fait nuit, on nous emmène dans un enclos, enfin nous pouvons essayer d’améliorer la répartition des vêtements entre nous. Puis, indifférents à la pluie fine, nous nous effondrons à même le sol entre les arbres, les barbelés électrifiés nous protègent.
15 Mai
Réveil aux aurores, fatigue pas épongée, vêtements non plus, nous héritons d’un chiffon blanc Matricule, triangle rouge F noir pour les français, à coudre à hauteur des décorations. Nous aurons la surprise de rencontrer des triangles de différentes couleurs.

Toujours colonne “zu fünf”, que de barrières pour aller à la grande place d’appel, cérémonie au garde à vous, quelquefois des heures, c’est qu’il faut les recommencer les additions, s’il manquait un “Häftling” sur les dizaines de mille.
Nous apprenons les structures, capots, chefs de camp de bloc, Stubendienst, Vorarbeiters etc, désignés, contrôlés par la SS. Avant notre arrivée, les truands avaient généralement été remplacés par les Politiques.
Ce sont les différentes corvées, les pierres à la carrière, les piqûres, tétanos et autres, durant cette quinzaine dite de quarantaine, l’aménagement de notre enclos avec des tentes.
Puis ce sont les commandos de travail, les usines de Buchenwald et au loin Dora, Schönebeck, Mulhausen etc…
À ce moment nous sommes affectés, recevons l’uniforme rayé de bleu du forçat concentrationnaire.
Texte publié en avril 1989 dans Le Serment N° 203