Noël 1944 à Schönebeck
Noël étant une fête sacrée en Allemagne, le directeur de l’usine Junker, où nous travaillons, fait distribuer un sapin dans chaque block du commando quelques jour avant.
Au block 4, nous ne sommes presque que des Français, un Russe, quelques Belges et un Hollandais, Nicolas, parlant français et qui travaille à la fonderie.
Un sapin, c’est beau à Noël mais il faut le parer. En France nous mettons une étoile en haut, rappel de celle qui conduisit les rois Mages, et Nicolas a vivement fait d’en faire couler une en aluminium. Les perruquiers que sont les Français ont déteint sur lui. (Pour les profanes, la perruque est le terme utilisé pour désigner le travail qu’un ouvrier fait pour lui-même chez son employeur, en fraude bien sûr, exemple, les briquets et autres à Schönebeck).
Le soir même, l’étoile blanche de Noël brille en haut du sapin recouvert de laine de verre représentant la neige. À l’appel de 21 heures, les SS voient rouge à la découverte de cette étoile blanche. Pour eux, étoile est synonyme d’étoile rouge URSS ou blanche USA. Résultat, le sapin est immédiatement confisqué avec son étoile bien entendu.
C’est compter sans le système « D » des Français. Le lendemain, après prélèvement d’une branche dans chacun des autres blocks, avec l’accord de tous bien sûr, un nouveau sapin est présent, dans le block, pour le soir de Noël à la stupéfaction des SS qui encaissent le coup sans rien comprendre. Plus d’étoile évidemment.
Dans cette usine travaillent des ouvriers de toute sorte, volontaires de tous pays, STO, déportés et civils allemands. Un de nos camarades, Marquet, a «loué» à un volontaire français, un accordéon pour une certaine quantité de cigarettes (que nous n’avons pas bien sûr). Il ne les verra jamais, non plus que l’accordéon du reste. Il n’avait pas à être volontaire et il se gardera bien de se plaindre aux SS de crainte de nous rejoindre. Cela lui avait été expliqué après coup.
Vers 21 heures, Marquet (il me semble, sans certitude, qu’il était le fils de la comédienne Marie Marquet) joue la Marseillaise. Nous sommes tous au garde-à-vous, lorsque les SS ouvrent brutalement la porte. Marquet, qui s’attendait un peu à cela, enchaîne sans transition « Cavaliera Rusticana ». Nul ne saura jamais si le «Balafré» (c’est le surnom du SS) a été dupe mais il nous souhaite bon Noël et une libération prochaine avant de sortir avec son sbire. Il est vrai qu’à moins d’être idiot plus un seul Allemand ne pouvait encore croire à la victoire du Reich.

Pour cette soirée, nous avions installé les tables en fer à cheval. Bien sûr, pas question de bonbonne, mais depuis une semaine chacun «organisait » ce qu’il pouvait parmi les civils de l’usine. Ceci fit un tout petit supplément pour chacun. Un peu de gaieté. Un camarade (Carbajac, je crois), en Joséphine Baker faisait le pitre avec Marquet et «son accordéon», quelques autres aussi dans les jeunes. Boby déguisé, un autre (le nom m’échappe) avec un «narghilée» et j’étais dans le coup. Puis, suivant la coutume, c’est la distribution des cadeaux, tous fictifs, bien sûr.
Notre père Noël paiera cher son son déguisement. Sa barbe, en laine de verre, le laissera rouge et dévoré de démangeaisons pendant une semaine. Pour mon compte, je me vois attribué un bon de 100 mètres de duralumin diamètre 22 pour faire des briquets. Durant mon séjour, moins de 10 mois, j’en ai fait environ 3000. On doit en retrouver depuis les USA jusqu’à Vlaldisvostock.
En bon Français, malgré la situation, nous passons une joyeuse soirée. Hélas ! Combien ne verront pas le Noël suivant après les marches de l’évacuation en avril 45 !
Texte publié en décembre 1986 dans Le Serment N° 185