Un évadé de Schönebeck raconte
C’est un troupeau traînards qui s’étire sur la route, pas de formation précise, ce qui oblige nos gardiens à se tenir très espacés les uns des autres, beaucoup plus qu’ils ne l’avaient prévu.
La nuit commence à tomber. L’Elbe n’est pas loin et l’on comprend vite qu’ils veulent nous faire passer de l’autre côté du fleuve. De temps à autre, comme entre chiens et loups, des ombres fuient vers la campagne, suivies de rafales de mitraillettes, du bruit sourd des fusils, des imprécations des tireurs.
Si j’en juge d’après moi-même, cela travaille dans les têtes. Si on traverse, que va-t-il arriver ? N’a-t-on pas alors 9 chances sur 10 d’y rester ? Et dans quelles conditions ? La bête immonde blessée à mort ne recule devant aucun crime. Tout bien pesé, et comme d’autres autour de moi, je préfère une chance sur deux ; on réussit ou alors !… Je suis donc bien décidé à prendre la clef des champs, ce ne sera d’ailleurs pas la première fois (mais ceci est une autre histoire).
La nuit est maintenant venue. Nous n’avons franchi que quelques kilomètres. Vers l’arrière de la colonne, on entend des S.S. hurler et s’acharner sur les traînards. La route tourne brusquement à gauche. Cette fois, ça y est, je jette mon sac et ma couverture et je fonce droit dans la nuit. Je sens que je ne suis pas seul. 20 mètres, 30 mètres, 40 mètres, le tir est déclenché sur nous. On court toujours, personne ne tombe. Devant nous, tout à coup : l’eau. On saute dedans ; il n’y en a que jusqu’à la ceinture (heureusement, je ne sais pas nager !). Les balles sifflent à nos oreilles ; on avance dans l’eau noire, péniblement, à grandes enjambées et bientôt (quelle chance!) on retrouve la terre ferme.
Plus rien; plus de bruit, SAUVÉS ! Nous sommes huit, on s’explique. Aie !… Six Polonais, un Russe et moi, seul Français. On décide de se séparer en trois équipes. Je reste avec le Russe et nous nous dirigeons vers la ville proche, guidés par la lueur des incendies, où nous pressentons l’arrivée des troupes alliées.
Nous marchons toute la nuit. Au petit matin, nous rencontrons d’autres groupes, des évadés comme nous, réunis par nationalités. Mon copain russe – dont je ne saurai jamais le nom – et moi nous nous séparons sur une solide poignée de mains. Me voilà maintenant avec toute une équipe de Français.
Dans le secteur il n’y a que nous autres. Pas de soldats allemands, pas de civils non plus d’ailleurs, tous terrés comme des rats. Derrière les lignes allemandes, nous ne sommes pas encore sauvés. La bataille continue, nous l’entendons, nous n’osons pas nous déplacer. Deux jours durant, nous vivrons ainsi, comme on peut, dans l’incertitude, à 1 km de la ville. Quelques coups de feu nous ayant rappelé à la prudence, nous évitons de nous faire voir.
Puis on en a eu assez et décidons de franchir l’obstacle, de passer de l’autre côté, chez les nôtres, coûte que coûte. Alors, lorsque nous approchons des premières maisons, voilà qu’un grand silence se fait. Tout à coup, sous notre nez, débouchent trois chars américains. Où est l’armée allemande ? volatilisée, disparue. D’un des chars sortent des soldats canadiens français. C’est du délire. Alors nous comprenons que nous sommes enfin libres.
Au cours de cette nuit avant le passage de l’Elbe, c’est 430 qui se sont évadés dont une centaine de Français. Par la suite, plus tard, nous apprendrons que sur les 1.800 qui passèrent le fleuve, les Américains ne retrouvèrent que 300 survivants, et dans quel état !
Texte publié en janvier 1966 dans Le Serment N° 67