Témoignage de Marcel RABJEAU (1)

Panique

Le 24 août 1944, l’aviation américaine bombarde les usines où travaillent les déportés de Buchenwald (la DAW et la Gustloff), les casernes S.S., différents bâtiments administratifs et une partie du camp. Notre camarade Marcel RABJEAU (KLB 49435) confia, deux jours plus tard, à quelques « bouts de papier », précieusement gardés, des impressions encore toutes fraîches des émotions qu’il avait ressenties.

Ajoutons que les dégâts causés par les bombardements ne furent pas seulement matériels. Le bilan officiel (1) indique 450 détenus tués, 2005 blessés, 161 militaires allemands tués, 450 blessés, 16 civils allemands, travaillant dans les usines, tués, 40 blessés.

En fait, il est probable que les pertes en vies humaines, aussi bien parmi les déportés que parmi la garde allemande, aient été très supérieures à celles avouées par le commandant du camp. Signalons que c’est le 24 août que le chêne de GOETHE, touché par une bombe incendiaire, flamba devant le magasin d’habillement.

L’arbre de Goethe © AFBDK

24 août 1944
Dans le matin, le soleil prête une teinte fraîche à l’ensemble grisâtre des bâtiments d’usine, à la tristesse des hêtres et des sapins environnants.

Onze heures ; la sirène hurle dans le ciel. En hâte, nous abandonnons notre travail et nous courons nous cacher sous les grands arbres. Là, le cordon de sentinelles ukrainiennes a déjà été renforcé. Tous les cinq mètres, un homme, prêt à faire feu, nous guette, l’arme passée sous le bras. Indifférents à ces menaces habituelles, par petits groupes, nous nous asseyons dans les replis du terrain dont la déclivité est très prononcée.

Nous parlons à voix basse. Au loin, nous entendons les avions et les batteries anti-aériennes. Comme des vagues qui passent, les bruits sont d’abord incertains, puis leur intensité augmente avec nos inquiétudes, enfin diminuent et se perdent dans le lointain. Maintenant, immobiles et silencieux, nous observons le ciel au-dessus des arbres qui frémissent comme à l’approche des orages. C’est le recueillement général.

Le temps passe… 12 h 15… Mais tout à coup, un cercle blanc se dessine juste au-dessus de nous. C’est l’indice d’une destruction systématique, d’un massacre immédiat des lieux dominés par l’étrange et flottante figure géométrique. L’essaim destructeur approche. Il est sur nous, brillant, très haut dans le ciel … Nous le croyons passé…

Mais un bruit singulier de guitare plaintive qui, s’amplifiant, devient un souffle, un cri terrifiant, la vibration d’une gigantesque feuille métallique dans l’espace, le roulement d’un train de cauchemar, un ensemble de coups de foudre. Ce bruit, devenu progressivement vacarme, torture nos nerfs, nos coeurs avant que le sol ne soit meurtri par les projectiles. Si bien que l’éclatement des bombes et le soulèvement monstrueux de la terre, suite attendue et inévitable, est presque un soulagement pour nous.

En quelques secondes, plus de sept cents bombes ont été lâchées sur l’usine, la gare et les casernes au-dessus et à droite de nous. La fumée et la poussière montent en puissants tourbillons. Des morceaux de rocs cassent les branches et roulent près de nous en avalanche. Nous fuyons en dévalant la pente au travers des taillis. Mais les sentinelles affolées tirent sur nous !… Les balles sifflent et des hommes s’affaissent dans leur élan… jeu sinistre, incompréhensible !… Tout le monde se couche … La mort plane, rôde… Le vent rabat la fumée sur nous … Il fait presque nuit… On sent que le massacre va continuer car une seconde vague d’avions passe…

Quelques secondes de calme, d’attente angoissée, puis le sol frémit, nos nerfs fatigués nous empêchent de percevoir, de comprendre ce qui se passe. Dans la fumée qui nous oppresse, des feux verdâtres, éblouissants, fusent de toutes parts et rendent terribles les faces des hommes. Nous avons d’abord l’impression que le bois a été miné, que nous allons tous y brûler vifs.

Dans la frayeur de voir un de ces volcans faire irruption sous moi, je me plaque le long d’un arbre. Un bras passé sur ma tête, l’autre protégeant ma poitrine et mon ventre, j’attends le coup qui me terrassera. Le bruit des avions qui passent toujours me rappelle à la réalité. Ce sont des bombes incendiaires qui, en multitude, tombent et pénètrent profondément dans le sol mou de sous-bois, traversant les obstacles, les corps humains allongés qui se trouvent dans leur ligne de chute.

Des appels, des râles, des cris, un mouvement général, confus, les hommes pliés en deux, courent dans tous les sens ; mais la mort est partout. Partout des corps à demi-brûlés, des blessés qui implorent, qui hurlent. C’est une mêlée épouvantable, éperdue. On passe par-dessus ceux qui sont tombés, arrêtés par les flammes d’une fusée qui monte verticalement avec un chuintement hallucinant. On résiste à la poussée humaine pour ne pas être projeté sur le même brasier. On l’évite en s’écroulant sur place. On est piétiné par ceux qui suivent et tombent à leur tour… dans les flammes… «Sauve qui peut ! » C’est le cri poussé par des centaines de bouches dans toutes les langues du monde…

D’arbre en arbre, nous louvoyons dans des directions quelconques vers des issues improbables… « Hors du bois, coûte que coûte, est l’idée prédominante ». Nous voulons, à tout prix, éviter le plus sinistre des supplices : le bûcher. Les taillis flambent, quelques cabanes sont devenues des torches crépitantes. Nous sommes dans une fournaise ! …

Comment avons-nous pu rejoindre la lisière du bois ? Est-il vrai que nous ayons pu passer ? Voici un peu de clarté, l’air devient respirable, la chaleur diminue. Je veux m’éloigner encore !… Des hauteurs des quais de la gare, j’ai maintenant une vue d’ensemble. Des volutes rouge sang, épaisses, sortent des murs de l’usine. Des bombes à retardement remuent ciel et terre. La gare, ses voies, son matériel ne sont qu’un enchevêtrement et, au-dessous, le bois semble cacher ses morts sous un rideau de fumée. Réelle vision d’une fin de monde!…

Un soldat qui nous gardait s’approche de moi. Il n’a plus de veste, de képi. Il s’appuie sur un bâton. Il me montre le bois d’un geste pitoyable, puis il lève son poing vers le ciel… Il pleure !

(1) Source : «Les Français à Buchenwald et à Dora», de Pierre DURAND (pages 145 et suivantes).

Texte publié en juin 1982 dans Le Serment N° 149