Témoignage de Marius THERVILLE

Sur les routes de la mort – 8/23 avril 1945

 Le 7 avril au soir, les S.S. arrivent dans les blocs du grand camp (Buchenwald), demandant que tous ceux qui ne sont plus aptes à marcher se fassent inscrire. Nous qui redoutions tant d’être mis sur la route du repli, cette démarche n’était certes pas rassurante.

Le 8 au matin le bruit court : nous devons partir dans la journée. L’esprit inquiet, le coeur lourd, nous attendons. Vers midi les S.S. et le commandant du camp sifflent le rassemblement sur la place d’appel. Nous nous donnons le mot, nous refusons de partir.

Le commandant parlemente avec quelques camarades, ils lui disent : « Si nous refusons de partir c’est parce que vous nous mitraillez, vous nous tuez sur les routes, alors inutile de partir, autant se faire tuer sur place ». Le commandant se retire. Nous étions heureux. Nous pensions avoir gagné la partie. Le principal était de ne pas quitter le camp, nous espérions être délivrés d’un instant à l’autre. Nous entendions gronder le canon tout près, hélas !

Deux heures plus tard, une horde de S.S. accompagnés de chiens font irruption dans le camp, inutile de résister, il faut se résigner. Le rassemblement sur la place, des camarades essaient de fuir, ils sont abattus par les S.S. ; d’autres arrivent à se cacher au risque d’être exterminés dans le camp après notre départ. Nous partons par colonnes de 1.500 hommes environ.

Sortis du camp sur la route qui conduit à Weimar nous appréhendons ce qui nous attend, les cadavres jonchent le bord du fossé, le crâne troué d’une balle. La vision d’horreur commence. Personne ne sait où nous allons : les uns disent pour Dachau, d’autres un autre lieu. Nous arrivons à Weimar, on nous conduit à la gare. La joie règne dans la colonne, mieux vaut faire le trajet par le train que par la route si nous devons aller à Dachau.

Nous sommes entassés une centaine par wagons découverts qui n’ont pas été nettoyés, il y a de la poussière de charbon, de chaux, de plâtre. C’est affreusement sale. Nous touchons une, demi-boule de pain, un peu de margarine. Ce casse-croûte est le bienvenu car nous n’avions pas mangé depuis la veille à 10 heures du matin. Aussi ce somptueux repas est vite avalé, nous pensions en toucher un autre le lendemain. Hélas erreur…

Nous partons, serrés comme des sardines ; nous restons six jours dans cette position, sans ravitaillement, trajet parcouru, environ 100 km. Tous les jours de nombreux camarades meurent de faim, de fatigue, de désespoir. Il est impossible de changer de position, se coucher, dormir, cela n’existe pas.

Nous débarquons à Hasbad près des Sudètes. Là nous reprenons contact avec la route, sans but. De nombreux camarades restent sur le quai, ils ne peuvent pas marcher. Ils ont l’espoir qu’on les emmènera par camions, mais malheureusement pour eux, ils seront assassinés après notre départ.

Notre colonne s’ébranle sur une grande route blanche poussiéreuse. Longue file d’hommes en haillons, poussiéreux, faméliques. De nombreux camarades tombent d’épuisement sur le côté de la route ; ils nous serrent la main les larmes aux yeux, parfois nous donnent un souvenir, leur adresse. Quelques secondes plus tard derrière la colonne, les tueurs font entendre le bruit de leurs mitraillettes, c’est fini pour nos camarades.

Le camp de Flössenburg

Le lendemain, après quatorze heures de marche, nous arrivons dans le camp de Flossenburg qui peut recevoir 8 à 10.000 hommes – nous sommes 30.000. On nous entasse dans un hall d’usine ; nous n’allons pas assez vite. Les S.S. nous poussent avec schlagues, matraques et chiens ; nous avons l’impression d’être à notre dernière heure et que c’est l’extermination. Il est minuit, nous nous allongeons les uns sur les autres entassés comme nous pouvons. La fatigue est tellement grande que nous dormons quand même.

Le lendemain nous touchons une soupe et du pain. Le jour suivant nous voyons avec joie les drapeaux blancs hissés sur les toits des blocs. Nous chantons des hymnes nationaux. Nous nous embrassons. Le bruit court que le camp s’est rendu, les S.S. ces bourreaux ont fui.

Hélas ! le jour suivant, déception, les drapeaux sont enlevés, les S.S. sont revenus. Ils n’ont pas pu passer, les alliés sont trop près. Nous conservons l’espoir que la route est finie. Désespoir !

Dans la soirée les Juifs et une partie des Français sont appelés pour le rassemblement, avec quelques camarades nous nous cachons, cela nous évitera-t-il de reprendre cette route maudite ? Le lendemain matin à 7 heures, nouveau rassemblement, appel, il faut partir, les camarades qui ne peuvent marcher font quelques mètres et sont abattus par les S.S.

On nous donne un litre de graines de seigle, que nous grignotons en marchant. Nous ramassons des pissenlits qui améliorent l’ordinaire, cela au risque des coups de matraque. Nombreux sont ceux qui boivent trop d’eau dans les fossés et mangent trop de pissenlits ; ils prennent la dysentrie, ne peuvent plus marcher et sont abattus.

Ce sont les derniers jours de notre calvaire. Tous les 25 à 30 mètres, un camarade tombe, c’est fini. Souvent le cas s’est produit, les tueurs font des croche-pieds aux trainards et à peine à terre ils leur mettent une balle dans la tête.

Après avoir eu l’impression de tourner en rond nous arrivons en Bavière. Nous apprenons, tout près d’où nous avons été délivrés, que nos bourreaux ont fait creuser une fosse pour recevoir 30 hommes qui seront fusillés à notre passage, chose qui fut exécutée. Ce jour-là nous avons la pluie sur le dos, nous couchons dans un bois de sapins, il pleut toute la nuit, nous sommes mouillés jusqu’aux os.

Le matin, coups de sifflet, rassemblement précipité ; nous pensons qu’il se passe quelque chose d’anormal. Toujours le même scénario que tous les matins, les S.S. font leur travail de bourreaux, ils abattent tous les camarades qui essaient de faire quelques mètres, mais n’ont plus la force de marcher ; le regard éploré de ces malheureux ne peut les émouvoir, ce sont des sadiques.

Nous traversons un champ de pommes de terre fraîchement plantées. Au mépris d’être matraqués, nous en arrachons quelques plants au passage. J’en avais une dizaine, j’étais heureux, je continuais d’arracher avec les mains, quand j’ai reçu un coup magistral sur la tête, cela faillit m’être fatal. Un camarade m’a aidé à me relever, quelques secondes de plus, j’aurais pris contact avec le joujou favori de ces bourreaux.

Nous marchons toujours, des camarades tombent. Nous entendons avec joie la canonnade de plus en plus près de nous. Nous espérons que c’est bientôt le jour de la délivrance. Quelques-uns font un écart à droite ou à gauche pour s’évader à la faveur des bois. C’est impossible, ils sont rejoints par les chiens, et les tueurs les abattent froidement.

Nous traversons un petit pays qui sera le dernier. Le bruit des mitrailleuses alliées s’approche. J’aide un copain, il est épuisé, il n’en peut plus. Je lui redonne confiance : « C’est aujourd’hui que nous serons délivrés, tu entends la fusillade, allons courage ».

Un autre camarade se couche sur le côté de la route, il est à bout. Je voudrais l’aider, je ne suis plus assez fort pour en aider deux, Je lui crie :
« Pierrot courage, debout, c’est bientôt la fin ». Il ne répond pas, quelques secondes plus tard ses souffrances sont finies, les S.S. sont toujours là, c’est fini de Pierrot.

Nous faisons quelques centaines de mètres et les tanks américains doublent notre colonne, ce qu’il en reste… Les tueurs fuient, ils sont criblés de balles par nos sauveurs (c’est bien le tour de ces brutes).

Nous nous laissons tomber dans un champ de blé, morts de fatigue et de faim, c’est fini de la terreur, ce calvaire a duré dix-sept jours, marche forcée, peur des coups, peur de la mort, faim et froid, tel était notre sort, avec la seule volonté de s’en sortir, pour cela il fallait un bon moral. Je n’ai jamais perdu confiance.

Libres ! Nous avons perdu les trois quarts de la colonne massacrée. Nous revenons en arrière dans le petit pays que nous venons de traverser. Nous nous installons dans les granges ou les maisons. Nous obligeons la population à nous ravitailler de bon gré ou de force. Nous mangeons à notre faim et même beaucoup trop. De nombreux camarades en mourront. Crise de foie, dysentrie, douleurs d’estomac seront notre lot.

Nous restons une dizaine de jours et c’est le rapatriement. Ceci est mon carnet de route. Je ne suis pas le seul à avoir de ces tristes souvenirs. Je vous le communique au bout de trente-cinq ans. Après le pèlerinage fait à Buchenwald où j’ai retrouvé quelques camarades qui se souviennent de cette route.

Texte publié en juin-juillet 1981 dans Le Serment N° 142