Témoignage de Pierre BRETON

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Entrée du tunnel de Dora

Notre « existence  » dans les souterrains de Dora

Dora, un prénom féminin discret et innocent, prénom d’une des deux filles de l’organisateur du travail nazi Fritz Sauckel, condamné à mort au procès de Nuremberg. Dora, symbole des horreurs les plus indicibles qu’un cerveau humain puisse imaginer.
Après que Peenemünde, sur la mer du Nord, ait été complètement détruit par les bombes de l’aviation alliée en août 1943, Dora fut érigé en kommando extérieur de Buchenwald. Les nazis, convaincus du rôle décisif de leur armes Vl et V2 avaient trouvé pour leur fabrication un endroit offrant une meilleure protection contre les attaques aériennes des alliés.
De plus, par l’emploi de détenus, ils avaient la possibilité de produire à bon marché, de ne pas dégarnir leurs autres centres de fabrications et surtout d’enfermer ces fabrications dans le secret des galeries souterraines : qui travaillait à Dora devait être reclus, qui avait travaillé à Dora ne devait pas survivre.
En 1944, le camp était déclaré indépendant. Dans son périmètre, 32 kommandos extérieurs. 8 000 détenus avait été prévus pour avril 1944, mais pratiquement de nouveaux convois arrivant sans cesse, il y avait à cette date 15 000 détenus à caser, sans eau, sans éclairage, sans installation sanitaire.
Quel horrible image ! un camp sans baraquement. 15 000 détenus pataugeant dans la boue à l’extérieur, dans les tunnels en construction : un terrible fracas, des explosions pour le percement. Ce n’était qu’un nuage de poussière, les hommes étaient blancs des pieds à la tête. Logés à l’intérieur, dans des châlits à quatre étages superposés. Par l’abondance des puces et des poux, par le manque total d’hygiène, des cadavres, des mourants, des malades atteints de dysenterie, des corps purulents sans le moindre pansement.
Il a fallu vivre des semaines, des mois sans voir la lumière du jour. Travailler à une cadence que les SS voulaient accélérer en frappant à coups de gourdins ou à coups de crosses de fusil. L’épuisement, la maladie, les accidents ne tardèrent pas à provoquer leurs ravages avec tout le cortège de souffrances qu’on a peine à imaginer. La mortalité devint effrayante.
C’est alors que le Comité international clandestin du camp de Buchenwald manœuvra pour faire affecter à Dora des résistants courageux et éprouvés tels que le médecin tchèque Jan Cespiva et l’ancien député communiste allemand Albert Kutz, qui considérèrent dès leur arrivée que leur première tâche était d’obtenir des SS quelques installations sanitaires pour essayer de sauver des hommes.
Le camp prenant une extension de plus en plus grande, la direction SS donna alors l’ordre de construire, à l’extérieur, des baraquements : 88 pour les détenus, 22 pour les SS et 10 pour la Wehrmacht.
D’après les documents, il y avait le 25 mars 1945 au camp de Dora et dans ses kommandos 34.521 détenus de onze nationalités différentes. Ces hommes étaient employés soit aux travaux de construction souterrains, soit directement à la fabrication des fusées Vl et V2, travaux confiés à des firmes privées auxquelles les détenus rapportaient comme main-d’œuvre à bon marché de fabuleux profits.

1dorafuseedanstunnel1Pour conduire cette production de guerre, il y avait un encadrement de personnel civil allemand, techniciens méticuleusement contrôlés sous la direction suprême du savant Werner von Braun, actuellement spécialiste des fusées américaines. Il est donc prouvé que les trusts dirigeants de l’industrie allemande de l’armement ont utilisé complètement l’appareil administratif nazi à leur profit et qu’un système unitaire de l’économie de guerre se créa, dans lequel l’organisation terroriste des SS fut intégrée à la structure de l’économie, ceci sous la direction de l’ingénieur Hans Kammler, membre du parti national socialiste, qui, en 1945, fut promu au grade de général en chef SS.
Et malgré tout, à l’intérieur du camp même, la résistance s’organisa, le sabotage se développa, des groupes clandestins se mirent en place. Ces actions prirent effectivement naissance à l’arrivée en septembre 1943 d’Albert Kutz, qui retrouva ses camarades Georg Thomas et Ludwig Czmisak assurant les fonctions de responsables intérieurs des détenus ; Czmisak fut assassiné le 4 avril 1945 par le SS Sanders, d’une balle dans la nuque avec six autres responsables allemands.

Le docteur tchèque Jan Cespiva rassembla ses camarades. Lui-même amena le docteur SS Kahr à réfléchir sur ses agissements lorsque ce dernier apprit les assassinats massifs ; son camarade Jan Chaloupka reçut en juillet 1944 du soviétique Miska Plazin un appareil de T.S.F. émetteur, qui, utilisé par des membres du maquis français, formés en Angleterre, permit de transmettre des messages dont le code était contenu dans  » Les fleurs du mal « , de Baudelaire.
Les Français s’organisèrent, l’inspecteur vétérinaire Marcel Petit affecté au Revier, les docteurs Poupault et Girard, le moine Alfred Birin. Le docteur Després fait affecter comme dentiste Jean Michel. Ziller travaillait à l’Arbeitstatistik avec le soviétique Petrenko, un certain nombre d’entre eux furent pris en flagrant délit de sabotage : Boyer, Bollaert, Debeaumarché, Cogny, Leroy, Lacoste, Rozan, Lauth, et bien d’autres furent torturés par la Gestapo de Nordhausen et mis en prison ici au bunker de Dora.
L’avocat polonais Wincenty Hein recueillit le matériel documentaire dans un petit carnet de la taille de la main, qui permit lors des procès intentés aux SS de donner des chiffres authentiques et d’apporter les preuves de leurs crimes selon le droit des peuples.
Fin 1944, l’organisation clandestine du camp élabora même un plan pour le soulèvement militaire dont la responsabilité avait été confiée à l’officier d’aviation soviétique Jolowoï.

Il est sûrement difficile d’apprécier cette lutte héroïque pour le sabotage des armes secrètes. Dans un livre paru en 1954, intitulé  » Armes secrètes de la 2e guerre mondiale « , il est dit : « Finalement la première mise en ligne contre Londres eut lieu le 16 juin 1944 – dans une période de 80 jours, plus de 9.300 engins V1 furent lancés dont 2.000 retombèrent peu après leur départ par suite de défauts techniques – seules 2.400 V1 environ atteignirent leur but : Londres ». Il est donc démontré que même détenus, les résistants mirent, jour après jour, leur vie en danger pour participer à la grande coalition anti-hitlérienne.
L’ennemi hitlérien n’a pas réussi à utiliser la terreur qu’il aurait voulu imposer pour faire céder les alliés. Honneur et gloire à tous ces résistants antifascistes qui, par leur courage, ont pu préserver la vie de nombreuses populations civiles. Leur résistance fit prendre un retard décisif aux armes secrètes de l’Allemagne nazie.

Pour ces résistants de onze pays qui menaient cette lutte à Dora, la solidarité internationale fut une source intarissable de force. Cette solidarité a contribué à adoucir quelque peu l’existence des détenus les plus faibles – elle se manifesta sous diverses formes – on peut dire avec raison que cette solidarité a fait reculer la mort. Les détenus qui revirent leur famille, leur patrie, le doivent à tous les aspects de cette solidarité.

Le temps de l’esclavage, de la souffrance, de la torture, de la mort, devait prendre fin en avril 1945.

Texte publié en novembre-décembre 1974 dans Le Serment N° 101

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