Résistance à Dora
Nous empruntons, au bulletin de l’Amicale de Belgique de nos amis anciens de Buchenwald et Dora, des extraits que l’un d’eux, Pierre-Joseph Denis, avait écrit avant sa disparition, il y a trois ans (en 1999). L’histoire de ce dernier est d’ailleurs liée à la Résistance et la déportation des Français. Il est arrêté, le 3 avril 1943, à Marseille. Transféré à Compiègne, il est déporté à Buchenwald par le premier grand convoi de France, le 27 juin 1943. Matricule 13997, nous retrouvons Joseph Denis dans la liste des «Étrangers» du Mémorial de l’Association. Il fut l’ami et le compagnon du Français, Marcel Petit, 44448. Après la «quarantaine », la «carrière», le 3 septembre, il part pour «Dora». Laissons-lui la parole.
Le 28 août 1943, Georges Thomas, le docteur hollandais Groenveld, Albert Kunde (1), des Lagerschutz, des infirmiers et des cadres partent pour un nouveau camp. Ce doit être un beau camp, il a un beau nom, DORA. Le 2 septembre, trois cents détenus sont désignés pour Dora, j’en suis. Nous couchons au Kino. Les autres sont atterrés. J’ai un peu d’espoir, car j’espère retrouver Georges Thomas.
À l’aube, on nous entasse à quarante par camions et sous les coups et dans le froid, nous partons pour Dora… … Le 3 septembre, nous arrivons à Dora. Pataugeant dans la boue, nous patientons quelques heures, puis nous prenons la direction d’un tunnel.
Lorsque, à cinquante mètres de la première entrée, nous passons la deuxième porte, un brouillard de plâtre permet à peine de voir à dix mètres. L’odeur de poudre brûlée nous prend à la gorge et le bruit sourd d’explosions nous remplit d’effroi. Sous la cravache, dans la pénombre d’ampoules à peine visibles, trébuchant sur les pierres, on nous conduit à travers ces catacombes jusqu’au Stollen 45. C’est notre dortoir.
Entassés dans des châlits de bois à quatre étages, exténués de fatigue, nous espérons avoir quelques heures de repos. Hélas, qui allongés, qui accroupis, nous sommes de nouveau matraqués et remis en route. Sans repos, on nous dirige vers d’autres Stollen (Galeries). Les uns sont désignés pour les foreuses, les autres pour casser les pierres, emplir et pousser les chariots.
Nous dormons sur place. Ce n’est que trois jours plus tard que nous recevons un morceau de pain et un litre d’eau aux rutabagas (soupe), que nous avalons accroupis ou assis parmi les cadavres et les mourants.
Lorsque huit jours plus tard, nous nous retrouvons au Stollen 45, nous ne nous reconnaissons plus. Amaigris encore et couverts de plâtre, nous nous cherchons souvent en vain ; beaucoup sont morts et beaucoup encore mourants sont restés parmi les cadavres…
Notre commando fond à vue d’oeil. Un autre commando Geelen est formé et nous ne travaillons plus que douze heures par jour. Nous retournons coucher au 45. Un troisième commando Geelen est formé et prend douze heures de travail avec le deuxième.
Notre commando comprend encore cinq hommes, Tadek, Polonais, moi, le Français Louis Cristeau (2), Mariam, un autre Polonais et le Russe, que nous appelons Ruskov. Nous auscultons les murs tous les cinq. Je ne crois pas qu’il reste d’autres survivants du transport du 3 septembre. Tadek, seul, a encore une santé potable. Nous sommes des squelettes.
Je rencontre des hommes qui sont venus de Compiègne avec nous, mais qui portent des numéros dans les « 28000 ». C’est le commando de Peenemunde et ils nous racontent l’histoire des V2 que l’on fabrique maintenant dans les premiers tunnels de Dora. Youb, un Lagerschutz allemand vient souvent nous rendre visite. Il a passé cinq ans dans la «Légion étrangère».
Un soir, en rentrant au 45, une cinquantaine d’hommes gisent devant l’entrée. C’est tout un commando de Russes. Ils ont trouvé un fût de graisse minérale et l’ont mangé. Quelques-uns se tordent encore, les autres sont déjà morts. Ils sont tous morts.
Quelquefois, Joseph Woussen vient me rendre visite. Au début de décembre, on peut écrire une carte en disant qu’on est vivant et en bonne santé. La carte doit être écrite en allemand. Joseph, qui travaille dans un commando au nord du tunnel, devient écrivain et passe des heures entières à répéter la même phrase sur toutes les cartes.
Le 4 décembre 1943, il y a un appel en dehors du tunnel et pour la première fois depuis trois mois je revois la lumière du jour. Il gèle à pierres fendre, les détenus tombent comme des mouches. Dans la pénombre du soir, avant de réintégrer le tunnel, j’aperçois une petite lumière là-bas, bien loin. Je rêve et me rends compte qu’en dehors de l’enfer la vie continue…
Un jour, Youb vient me chercher et m’emmène avec lui vers le nord par le Stollen A.
La Résistance à DORA

Tout en allant, je vois dans le Stollen A des files de grandes fusées, ce sont les V2. Il y a aussi de grands réservoirs en duralumin, qui seront placés dans les corps des V2 et qui contiennent le carburant. À droite, les autres Stollen sont autant d’ateliers où on construit les V2. Au bout du Stollen A, à cinquante mètres de la porte gardée par une mitrailleuse, se trouvent toutes sortes de pièces de V2. C’est un magasin de distribution. Il y a un civil au bureau et comme magasinier un Kapo polonais.
Youb me présente au civil et je deviens magasinier avec le Polonais. Le soir, nous sommes remplacés par deux Allemands qui portent aussi un brassard de Kapo. Les prisonniers viennent avec des chariots des divers tunnels chercher des pièces. Les SS ne viennent pas jusque là, et nous sommes en paix. Nous avons des cisailles, des scies à métaux, des limes et d’autres outils. Le Polonais et moi retournons le soir bien tranquillement, je suis toujours au 45, lui au 44. Je retourne toujours avec ma cisaille. Il n’avait pas confiance en moi et je n’en avais pas plus pour lui. Youb vient nous voir régulièrement.
Un jour, je donne un coup de cisaille dans une cuve, le Polonais sursaute et me dit: «Pas comme çà ! ». Le lendemain, en revenant au travail, nous entrons dans l’empennage d’une fusée. Nous tirons sur un manchon noir, qui tient un faisceau de fils. Nous coupons les fils du milieu et nous redressons le manchon. Des centaines de fusées sont ainsi sabotées. Entre-temps, nous tailladons les joints posés à l’ouverture des réservoirs à carburant.
Un soir, en rentrant, nous voyons sept hommes attachés par le cou à un madrier. Une grue soulève le madrier. Sept morts de plus.
Notre petit jeu dure jusqu’en février. Un jour, des SS viennent rôder de notre côté. La peur nous paralyse. Nous nous confions à Youb. Le lendemain nous quittons le tunnel et sommes intégrés au LagerKommando…..
Un soir, alors que la mort me sourit déjà, je vois Georges Thomas. Il parle avec un homme habillé en blanc. Je lui explique que je suis le Belge du Block 52 de Buchenwald. Il n’en revient pas de me retrouver vivant. Il discute avec l’autre. C’est Fritz Preuve. Celui-ci me demande si je suis chimiste, et si je parle allemand, je lui réponds par un «oui» très convaincant. Ils rient, je ne mens pas, je sens la mort et je suis tout ce que l’on veut. Georges Thomas s’en va et je suis Fritz Preuln du mieux que je peux.
Le Revier

Je franchis la porte du Revier. Fritz se dirige vers la hauteur. Il y a une cinquantaine de mètres. Pour moi, c’est le Mont-Ventoux en trottinette. Je n’en peux plus. Fritz discute avec un tchèque Cespiva (3). Nous redescendons vers le Block 16. Fritz ouvre la porte du laboratoire, me pousse à l’intérieur et annonce un troisième laborantin. Il ferme la porte et s’en va. Il y a au laboratoire deux Français, Marcel Petit et Jean Ebel (3). Je suis sauvé. Je passe à la douche. Marcel Petit me soigne pendant des heures. Je vais coucher au Block 17. Stanis est là comme infirmier, il me donne à manger et un costume neuf. Le docteur Groeneveld, qui dans le tunnel m’avait enlevé une dent avec une pince de menuisier, me soigne. Le lendemain je suis au labo. On me renvoie coucher.
Un mois plus tard, c’est le mois de mai, il fait bon. Marcel Petit, qui a parlé avec Preuln, m’a pris en confiance et m’explique ce qu’on attend de nous et parle résistance. Voici les consignes qu’il me donne :
– Maintenir en vie le plus de prisonniers possibles;
– Rendre la vie à ces prisonniers la moins infernale possible ;
– Ralentir le travail;
– Organiser le réseau de résistance;
– Mettre en place le plus de résistance possible;
– Dépister les mouchards ;
– Saboter le plus possible la fabrication des armes V.
La résistance s’organise peu à peu. Je travaille avec Marcel Petit. Les chefs que je connais sont Cespiva, Marcel Petit, Jacques Poupault (3), Fritz Preuln, Georges Thomas, Albert Kunde, Otto, Kapo des Lagerschutz, le Schreiber du Revier, le Tchèque Pollak et Heinz Schneider, un maçon-chirurgien. Il y a au Revier deux médecins SS, l’Hauptsturmführer Kahr et l’Oberjunger Kurks. Kahr est glacial, mais ne dit jamais rien, Kurks est sympathique, et nous donne tous les papiers de Schonung que l’on veut. Pour ne pas lui en demander de trop, on lui en vole assez bien. Il le sait, mais il se tait…
Tous les soirs, je pars faire les blocks, le Lausekontrolle. Je dois écouter le plus possible, marquer les numéros des pouilleux, et aussi de ceux qui tiennent des propos intéressants ou contraires…
Le 6 juin 1944, un canular court de très bonne heure. Il est très gros, et on ne l’avale pas. À 9 heures, pendant que Jean Ebel est parti voir Georges Greffier, Fritz Preuln entre en coup de vent et annonce qu’il a entendu lui-même à la radio que les alliés ont débarqué en Normandie. On s’embrasse comme des gosses. Marcel Petit en levant «un verre de pisse» en signe de toast, annonce fièrement et solennellement que nous avons gagné la guerre à Dora.
Les V2 qui devaient sortir à partir du premier avril à raison d’au moins cinquante par jour ne sont pas encore sorties. Les saboteurs de Dora ont vaincu les nazis. Les premières V2 ne sortiront que le 15 juin.
Le 20 juillet, un colonel allemand tente d’assassiner Hitler. Les SS sont fous de rage. Les «verts» emboîtent le pas. Dora n’est plus un simple enfer. C’est l’enfer des enfers. Le Revier grandit. Pollak, à la Schreibestube du Revier, n’en sort plus. Fritz demande à un Belge et, avec ironie, un Belge qui cette fois n’est pas chimiste mais parle réellement allemand.
En qualité de troisième laborantin, vu mes connaissances médicales, je passe mon temps à nettoyer le labo, les lames de microscope, à «faire les poussières» et à porter dans les blocks les résultats des analyses. J’ai une grande croix rouge sur le bras avec un insigne Kankenbau. On continue le sabotage de grand coeur, car la victoire et la liberté sont proches…
La nuit du 3 au 4 novembre 1944, branle-bas de combat. Les sirènes hurlent, les appels de numéros se succèdent. Les SS et leurs chiens envahissent le camp. Dès le matin, je cours voir Marcel Petit. Ouf, il est là ! Fritz Preuln aussi. Joseph Woussen est parti normalement et avec son commando. Il y a pourtant de nombreuses arrestations, Georges Thomas, Jacques Poupault, Cespiva, Youb, Albert Kunde, Otto, … Fritz Preuln n’est pas arrêté parce que Kahr s’est porté garant de lui.
Quelques jours plus tard, Fritz vient au labo avec quelques cristaux dans un petit tube et demande de les analyser. C’est du cyanure de potassium. Il est 11 h 50. À 13 heures, Fritz s’est empoisonné. Fritz passe au crématoire, mais nous faisons parvenir une mèche de ses cheveux à son frère qui est au camp de Buchenwald.
Quelques jours plus tard, il y a encore des arrestations, dont Heinz Schneider. J’ai appris plus tard que l’italien Grosso, qui travaillait au Block des Russes était de mère ukrainienne, qu’il comprenait le russe et rapportait tout aux SS…
L’apocalypse
Après l’avance des Russes, les camps de l’Est sont évacués. Nos malheureux collègues de ces camps arrivent à Dora par trains entiers. Il n’y a là-dedans que des morts et des mourants. Pour les morts, pas de problème, ils vont au crématoire, dont le commando a été décuplé. Pour les mourants qui tiennent encore debout, de nouveaux transports sont organisés. Les uns vont à la caserne de Nordhausen. Ils n’en reviendront pas. Ils périrent tous ou à peu près lors du bombardement de Nordhausen. Les autres sont envoyés vers un camp de repos…. de repos éternel… …
Avril 1945
Au début d’avril 1945, les «verts» du camp sont libérés et armés. Ils forment le Kommando 110 et doivent défendre leur Vaterland avec les SS. Le 4 avril, l’évacuation du camp est décidée. Je vais voir Joseph Woussen. Je distribue tous mes médicaments par petits paquets. Le 5 avril, les premiers convois s’en vont. Le 6 avril, le reste s’en va. Après vingt mois et trois jours, Dora est vide…

Au moment de partir, je m’aperçois que le docteur Franz Canivet est là bien tranquillement. Je lui demande s’il est prêt. «Je ne pars pas, dit-il. Si nous partons, les SS brûleront les 700 mourants qui sont encore ici et nous, on nous accusera de les avoir abandonnés. Je préfère mourir avec mon honneur.» Je n’ai pas osé faire moins que lui et je suis resté. Il est resté peu de personnel au Revier de Dora, avec les malades. Je me souviens des docteurs Franz Canivet, Lemière, de René Morel, Guillaume, le Hollandais, Pierre, l’Anversois, Michka, Paul Dufraing. Le 8 avril, Pierre et mois nous sortons du camp. Nous rapportons des armes au Revier. Pierre et moi nous installons près du crématoire. Le 10 au matin, le Kommando 110 a disparu, le camp est libéré…
Conclusion
En dehors des vies humaines que les Résistants de Dora ont réussies à sauver, il faut noter les chiffres suivants :
– Au lieu de sortir 24 000 armes V en 1944, avec première mise à feu le 1er avril 1944, il ne sortit à Dora que 9 300 fusées et ce à partir de juin 1944.
– Sur les 9 300 engins, 2 000 retombèrent immédiatement par suite de défauts techniques, d’autres retombèrent en mer ou entre Suffolk et Hampshire (Grande Bretagne) en raison de défectuosités du système de téléguidage. Hélas, les autres atteignirent la Belgique (Anvers) et Londres (4).
– Seulement 10 % des armes prévues atteignirent leur but principal, Londres. En effet, 2 400 armes V atteignirent Londres et les rapports du gouvernement britannique donnent les chiffres suivants : 5 649 personnes tuées, 16 196 blessées, 23 000 maisons détruites et 750 000 endommagées.
– Sans la Résistance de Dora, qui sabota donc 90% de la production, qui peut donner l’étendue possible des dégâts ? Sans la Résistance à Dora, qui obligea von Braun à chercher des erreurs là où il n’y en avait pas, qui peut dire sur une année où cet individu serait arrivé dans la force et la précision de ses armes ?
– Les savants qui dirigeaient la construction des V2 sont aujourd’hui honorés et adulés…
Pierre-Joseph DENIS
(1) Il s’agit plutôt d’Albert Kuntz, interné antifasciste allemand, ancien député communiste au Reichstag, assassiné par les SS à Dora.
(2) Louis Cristeau, 20481, décédé à Dora, le 30 décembre 1943.
(3) Cespiva, docteur, résistant tchèque, Marcel Petit, 44448, Jean-Pierre Ebel, 31243, Jacques Poupault, 41529, résistants, déportés français.
(4) Une fusée V2 fut tirée sur la banlieue de Paris après sa libération.
Texte publié en novembre-décembre 2002 dans Le Serment N° 286