Les concentrés GLORIA
Des heures les plus dramatiques de notre existence ressurgissent parfois des souvenirs qui n’ont rien de tragiques. Ainsi en est-il de cet épisode de la vie à la Gustloff-Weimar (kommando de Buchenwald) que conte, avec beaucoup de verve, notre ami Robert CLOP : Et cependant… cependant Robert arrêté alors qu’il avait à peine 19 ans a, comme tous les déportés et surtout comme tous les jeunes de son âge, beaucoup souffert de la vie concentrationnaire. Les coups, la nourriture insuffisante, le froid, le travail exténuant… aucune de ces épreuves ne lui a été épargnée.
Ces épreuves que trop de jeunes n’ont pu supporter, Robert aurait pu nous les décrire. Il a choisi de rappeler des faits qui auraient pu se terminer dans les chambres de tortures du bunker de Buchenwald mais qui, avec le recul du temps, apparaissent seulement comme un ironique (et courageux) défi aux SS. Un défi qui faisait partie du « beau fixe » de notre moral, là-bas. Que notre ami soit remercié pour cette bouffée d’air pur.
Dans la tête de quelques détenus de la Gustloff de Weimar germa, vers la fin de 1944, la curieuse et insolite idée de l’édition d’un journal clandestin du Commando. Pour ce faire, il fallait du papier aussi beau que possible, du carton, des crayons noirs et de couleurs, de la colle… et un peu d’astuce.
Par les camarades en contact avec les bureaux de l’entreprise, le matériel désiré fut vite mis à la disposition de l’équipe constituante : Quels en furent les camarades ? Après plus de trente ans, on comprendra que la mémoire me fasse un peu défaut. Il y a des visages que je revois, mais dont les noms m’échappent. Que ces camarades ne m’en veuillent pas en lisant ces lignes s’ils ne se trouvent pas nommés, mais qu’au contraire par l’intermédiaire de notre Association et du Serment, ils se fassent connaitre.
Donc, je me souviens de JEP qui faisait les dessins d’un humour caustique. Avant d’être arrêté, il dessinait dans un grand journal du Sud-Ouest. MONTEL, de Bordeaux, membre de l’Enseignement. Pierre-Germain THILL, chef d’orchestre de réputation internationale. ELISE, cet aimable citoyen de la Martinique. Bernard BAUDOUIN-PASPUONET, Alain TARNEC, Jacques CATRY-MEURISSE et notre dévoué Paul GUIGNARD.
Chacun prenait un peu de son temps de repos… ou de travail pour collaborer selon ses connaissances et ses moyens, pour arriver selon ses possibilités à soustraire tel ou tel matériel nécessaire. Personnellement j’assumais la chronique méditerranéenne, coordination et décoration.
Ce journal était mensuel. En fait il parut de septembre ou octobre 1944 jusqu’en janvier 1945. Le dernier numéro fut particulièrement réussi car au fur et à mesure notre technique s’améliorait. Cette fois, il fut relié en contreplaqué mince et son articulation se fit par des charnières de cuivre.
Hélas tout disparut au cours du bombardement du 9 février 1945. Malgré nos recherches minutieuses il fallut admettre que tous ces exemplaires étaient partis en poussière. Nous l’avions baptisé « Les Concentrés Gloria ». À lui seul, ce titre rassemblait pensées spirituelles… et matérielles.
De bloc en bloc il circula, faisant l’admiration des camarades étrangers. Un Tchèque lettré s’offrit même de le traduire en plusieurs langues mais finalement il renonça devant ce travail de bénédictin. Il faut dire que ce dernier numéro relié, celui de janvier, ne comportait pas moins de soixante-quinze pages écrites à la main, sur fond illustré, décoré aux crayons de couleurs. Le matériel dérobé à l’usine sous le nez des meisters et le travail exécuté clandestinement à la barbe des SS exigeaient une certaine technique. Elle fut mise au point rapidement et exécutée sans bavure.
Un jour, il nous prit l’idiote envie d’en afficher quelques pages dans le hall du bloc 2, car certains camarades se plaignaient de ne pas pouvoir le lire plus rapidement. Avec beaucoup de soins cette inconsciente fantaisie fut exécutée.
Survint alors une inspection SS qui n’attacha à ces papiers placardés en ordre que le coup d’oeil indifférent que l’on accorde aux choses obligatoirement officielles puisqu’elles étaient affichées.
Garder le moral était, dans l’univers concentrationnaire, primordial. Entre autre chose « Les Concentrés Gloria» affirma que les détenus de la Gustloff de Weimar ne désespérèrent jamais.
Hélas, le 9 février 1945, des centaines de nos camarades périrent dans ce bombardement.
Le 20 août 1975, nous sommes allés nous incliner devant la plaque commémorative au sein de l’usine Gustloff. Nous avons désespérément essayé de retrouver l’ancienne topographie d’il y a trente ans… sans y parvenir un instant.
Texte publié en novembre-décembre 1977 dans Le Serment N° 119