Témoignage Joseph Nonnenmacher

1939 : Déclaration de guerre à l’Allemagne

Tout a commencé le 3 septembre 1939.

A 21 heures, le préposé de la commune, muni de sa cloche, a traversé Drusenheim sur son vélo. Les nouvelles qu’il avait à communiquer à la population du village n’avaient rien de réjouissant. Suite à l’agression de la Pologne par les troupes nazies, le 31 août, la France, emboîtant le pas de la Grande-Bretagne, venait de déclarer la guerre à l’Allemagne. Les autorités françaises avaient donc décidé l’évacuation des zones frontalières, situées le long du Rhin. Le village devait être abandonné le lendemain matin aux aurores. Inutile de vous dire l’émotion et la peur que cela a suscitées dans toutes les familles.

Je me souviens qu’une grande partie de la nuit, nos parents se sont affairés, préparant lapins, poulets et autres ballots ; enfin, tentant de rassembler tout ce qu’il était possible et nécessaire d’emporter. Nous disposions de deux chevaux et d’un grand char, où la famille a pu prendre place ainsi que les voisins qui ne disposaient d’aucun moyen de locomotion. C’est aussi soudainement qu’a commencé notre exode.

Pour nous, les jeunes, je peux dire que ce départ fut ressenti presque avec joie. Il nous était donné de voir autre chose que le village qui nous retenait depuis toujours. Pour autant, nous vivions heureux dans la grande maison que nos parents avaient fait bâtir, six ou sept ans auparavant. Maman était sage-femme, ce qui impliquait que nous ne la voyions presque jamais. Papa, lui, était chevillard, ce qui l’amenait à visiter régulièrement ses clients, qu’ils soient paysans, charcutiers ou bouchers. En définitive, le quotidien de la maison était géré et tenu par une dame « Lene », et encore aujourd’hui, je ne connais pas son rôle social exact au sein de la communauté Nonnen. Pendant un certain temps, Louis Bitz fut employé pour faire les travaux de la ferme, Laurent, mon frère, étant encore trop jeune à l’époque. Pour l’anecdote, nous cuisions notre pain une fois par semaine et je me souviens qu’un cousin venait régulièrement avec deux grands pains de boulanger pour les échanger contre une tourte paysanne. De même, le cidre était une production maison, soit qu’il fut tiré des pommes du verger, soit des pommes que nous achetions lors de leur mise en vente par la commune, sur le bord des routes. Les porcs, que nous élevions, finissaient fumés et salés dans un fumoir, à l’aide de sciures de hêtres et, bien évidemment, la choucroute maison provenait directement de nos plantations de choux.

En 1938, les rumeurs de guerre étaient déjà pressantes, mais mon père n’y croyait pas ; en conséquence de quoi, nous avons rentré nos récoltes en quantité suffisante, ainsi que de l’eau de vie : je crois me souvenir que 30 ou 40 litres étaient toujours à disposition dans la cave. Hélas, l’année 1939 allait détruire cette quiétude. Mais il n’y avait que le Rhin qui nous séparait de l’Allemagne et le 4 septembre au matin, nous avons donc dû abandonner maison, village et amis, ainsi que les bêtes demeurées dans les étables et libérées dans la nature. Celles-ci furent prises en charge par l’armée présente dans le village : lorsque les militaires avaient besoin de viande, ils allaient à la chasse. Nous devions rejoindre Brumath, à trente kilomètres de chez nous, lieu de regroupement établi par les autorités. Nous, les jeunes, avons fait route sur nos bicyclettes et je vois encore le char avec toutes les mères assises sur les ballots, nombre d’entre elles pleuraient. Le soir, nous nous sommes arrêtés dans la cour d’une ferme où nous avons mangé ; la plus jeune, Rose, était assise sur les genoux de maman. Le propriétaire a eu pitié de nos parents et leur a proposé un lit dans sa maison, nous, les jeunes, nous nous sommes allongés, au chaud, sur la paille de la grange. En un sens, c’était l’aventure.

Nous sommes restés un certain nombre de jours dans cette ferme, puis un matin, on nous a intimé l’ordre de nous rendre à la gare, de là, ce fut le saut dans l’inconnu ou ce qui, pour nous, voulait dire la même chose : Saint-Léonard-de-Noblat. Nous avons été entassés dans des wagons à bestiaux. Combien étions-nous par compartiment ? Je ne saurais le dire, seul le sentiment de promiscuité demeure. Quoiqu’il en soit, nous devions faire avec. Le voyage a duré plusieurs jours, le nombre exact m’échappe, puis, enfin, nous avons débarqué dans une gare. Pour ce qui est de l’accueil, autant parler d’autre chose, personne sur le ballast, ni ailleurs. Nous sommes donc remontés dans les wagons pour y passer la nuit. Pour expliquer cette réception frileuse, il faut simplement dire que la rumeur racontait que les boches étaient arrivés. En fait d’Allemands, c’était de nous dont il s’agissait : nos discussions en alsacien étaient la source de cette méprise.

Le quiproquo résolu, une organisation s’est petit à petit mise en place et la communauté alsacienne s’est progressivement dispersée dans les alentours. Pour nous, c’est dans une grande maison, en face de l’église, que nous avons trouvé refuge. C’était un hébergement spartiate, sans lit, ni couverture. Accompagné de mon frère, nous avons réussi à dégoter des ressorts de sommier dans une décharge, ce qui nous a permis de confectionner, tout d’abord, un lit pour nos parents. Progressivement, la vie a repris le dessus. Pour survivre, nous avions une maigre aumône de 10 francs par personne, accordée par l’Etat, plus ce qu’il restait des affaires et autres victuailles emportées le premier jour. Nous sommes partis de cet endroit assez rapidement, un logement plus grand nous a été proposé par un noble, monsieur Dunoyer de Ségonsac. Un homme très autoritaire, avec qui il fallait filer droit, notamment concernant les sorties nocturnes. Les inconvénients étaient cependant moindres que les avantages. Nous étions logés dans une grande salle d’armes et nous disposions d’une petite cuisine. La grande pièce était coupée en deux parties, séparées par un rideau, les femmes disposant d’un côté, les hommes de l’autre. Habitaient également avec nous, deux autres personnes, toutes deux originaires de Drusenheim, Poschtfine, la factrice, et Poscht Marie, la gérante de la poste du village. D’autre part, nous recevions régulièrement la visite d’amis, eux aussi réfugiés dans la région. Dans l’ensemble, les choses ne se passaient pas mal.

Pour subvenir aux besoins de la famille, nous allions travailler, papa, Laurent et moi, dans les fermes des environs. Au printemps 1940, nous avons trouvé du travail à la mine de Puy-les- Vignes où l’on extrayait un minerai de wolfram, métal très apprécié par les industries de l’armement. C’est dans ce contexte qu’est survenu le début des hostilités, puis la débâcle, et enfin l’armistice. Cette nouvelle a profondément affecté mon père, jusqu’à en pleurer. Il avait d’excellentes raisons d’être bouleversé. Si la fin des combats était a priori l’annonce du retour en Alsace, ce même retour n’était pas exempt de danger. Après coup, je puis dire que notre patriarche avait une vue assez juste sur ce qu’il allait advenir par la suite. Il avait notamment la conviction que la guerre allait durer, en conséquence de quoi, il était d’avis qu’il valait mieux rester à Saint-Léonard, car pour rien au monde il ne voulait que ses fils soient enrôlés dans la Wehrmacht. Nous sommes demeurés la seule famille en exil, alors que toutes les autres sont retournées vers leurs maisons. Nous, nous avons tout abandonné pour rester Français. Je rends ici hommage à mon père pour avoir pris cette décision lucide et courageuse, malgré ce qui leur en a coûté de souffrances pour lui et pour maman, laquelle, par suite de ce choix, a dû renoncer à son métier de sage-femme et, durant tout le temps de la guerre, ne s’en est jamais plaint.

A l’automne 1940, nous avons loué une ferme, près de Saint-Léonard, au lieu-dit « Chez Léger ». Il fallait se préparer à affronter les privations liées à l’occupation allemande et, d’expérience, nos parents qui avaient connu la guerre de 14-18, savaient que la vie à la campagne était plus favorable et permettait de nourrir plus sûrement la famille. Nous étions presque au complet, hormis Alice, ma sœur cadette, qui était restée en Alsace. Elle travaillait à Hoerdt. C’est là qu’elle avait connu Alphonse. Ils se sont mariés pendant la guerre et se sont installés à Drusenheim, dans la maison familiale, jusqu’en 1944. Elle a dû quitter l’Alsace pendant que les Allemands et les Américains se battaient sur la Moder, la rivière qui partage le village en deux. Elle est partie avec ses deux filles et des amis de mon père et a rejoint Saint-Léonard.

De notre côté, nous vivions relativement bien à la ferme. Le nouvel état français surgi des ruines de sa défaite, nous a retiré l’allocation que nous percevions du fait de notre statut de réfugié au prétexte que nous aurions dû faire comme les autres, à savoir rejoindre l’Alsace et, conséquences directes, devenir citoyen du Reich, ce à quoi mon père se refusait. Dès lors, il a fallu se débrouiller par nos propres moyens. On y est parvenu avec plus ou moins de facilité. Beaucoup de monde venait à la ferme ; la vie en ville, du fait des restrictions, était très difficile, mais je crois bien que personne n’est reparti sans avoir pu manger un bout de pain et bu un breuvage réconfortant.

En 1941, le malheur nous a frappés avec la maladie de notre frère Fernand. Il a d’abord été victime d’une méningite à laquelle s’est ajoutée une péritonite aigüe. Hélas, à l’époque, il n’y avait pas de remède efficace, aucun médicament adapté, la pénicilline n’existait pas encore. Fernand est mort dans le courant de l’automne. Malgré ce drame, la vie a repris son cours. Notre récolte de blé et de seigle nous permettait de confectionner notre propre pain, nous pouvions, par ailleurs, nous reposer sur un petit cheptel de vaches, de moutons et de quelques porcs. En définitive, notamment nous les jeunes, nous n’étions pas malheureux. Ce n’était certainement pas

aussi simple pour nos parents car il leur incombait d’assurer notre subsistance et la guerre, qui s’éternisait, rendait impossible un quelconque retour en Alsace.

A la ferme, nous hébergions un certain Louis Wirtz. Il avait fui Strasbourg où il suivait des études de médecine à l’Université de cette ville. Il s’était replié à Clermont-Ferrand, au début de la guerre. Il a échappé de justesse à l’arrestation de tous les étudiants alsaciens : il est parti la veille de cette arrestation pour nous rejoindre à la ferme. Sa mère et la mienne avaient fait leurs études de sage-femme, ensemble, à Strasbourg, avant la guerre 14-18. Il se trouvait donc chez nous en cachette pour éviter le service du travail obligatoire. Avec mon frère Laurent, nous étions également en contact avec un autre Alsacien, Kuntz, cheminot de profession et marié avec une femme du pays. Il était employé aux chemins de fer de Limoges et faisait partie d’un réseau de résistance. Ces quelques propos m’amènent à préciser le contexte et le déroulement de mon arrestation qui a eu lieu en novembre 1943. Je ne connais pas, dans le détail, les liens qu’ils entretenaient, Laurent et lui, avec la résistance, je ne peux que les déduire de l’allusion aux chemins de fer qui furent, durant la guerre, l’un des centres majeurs de la lutte contre l’occupant. D’autre part, l’importance du maquis en Limousin est bien connue. Revenons à ce moment qui va m’entraîner dans l’univers dément du système concentrationnaire nazi. Il était prévu un parachutage d’armes sur une grande prairie située près de la ferme. Au centre de ce grand champ, se trouvait un puisard et, au-dessus, un espace propice pour une cache. Plusieurs jours durant, nous avons travaillé à l’aménagement de l’endroit. Kuntz fut arrêté deux jours avant nous ; c’est pour cette raison que je croyais que mon arrestation était en rapport avec la sienne. Il n’en était rien : c’était un Lorrain qui l’avait dénoncé, tout comme il avait dénoncé un déserteur alsacien, Alfred Sutter, un de nos voisins en Alsace, qui s’était réfugié chez nous et que nous avions placé à la ferme voisine, chez les Dessagne.

L’arrestation

En novembre 1943, nous étions occupés par le transport de la batteuse. Nous en avions besoin pour battre les céréales de notre récolte. Pour le transport, nous nous entraidions entre voisins, la machine à vapeur était très lourde. Nous étions à la ferme dite « Le Temple », c’est là que nous devions récupérer la batteuse pour l’amener à notre ferme de « Chez Léger ». Nous étions affairés lorsque trois hommes vêtus de grands manteaux en cuir, chapeau en feutre à large bord sur la tête, apparurent. Ils parlaient allemand. Il n’y avait aucun doute, il s’agissait de membres de la gestapo. J’ai immédiatement fait le rapprochement avec le parachutage d’armes, mais, de fait, ils étaient à la recherche de Sutter, le déserteur alsacien. Comment avait-il été dénoncé ? C’est bien simple. Quelques temps auparavant, nous avions fait la connaissance d’un homme qui venait à la ferme quémander de la nourriture, un gars de l’Est (Lorrain), qui, par la suite, s’est engagé dans la milice. C’est cet homme qui a dénoncé Kuntz et Sutter. Après notre arrestation, nous avons appris qu’il a été, par la suite, exécuté par la résistance. J’ai compris, par une réflexion que les trois hommes se faisaient entre eux, qu’ils étaient déjà passés chez Dessagne et chez mes parents. En effet, en parlant de moi, l’un d’eux a dit que j’étais le fils du vieil effronté de là-haut. Il parlait de mon père qui avait refusé de poser la fourche qu’il tenait à la main.

Ce 17 novembre 1943, sans autres formalités, les gestapistes qui n’avaient pas retrouvé Alfred Sutter, nous ont embarqué, les deux frères, Louis et Paul Dessagne, et moi. Par chance, mon frère Laurent n’était pas avec nous, à ce moment-là. Nous sommes restés d’abord une bonne heure au bord de la route de la route nationale, sous la garde d’un homme en arme, ensuite nous sommes montés dans un camion rempli de SS. Nous avons pris la direction de Limoges où se trouvait la prison centrale. Nous étions entassés dans une cellule où il était impossible de nous coucher sur les deux lits existants ; la tinette, dans un coin de la pièce, servait à tous. Inutile d’insister sur l’odeur et l’ambiance qui régnaient dans ce cloaque. Les deux premiers jours d’incarcération, je n’ai pas avalé la soupe qui nous était servie, mais, la faim aidant, j’ai fait comme les autres. Régulièrement, on voyait revenir des gars des interrogatoires de la gestapo, ils étaient tous dans un état déplorable. Chaque jour nous nous attendions à ce que se soit notre tour et chaque fois que la porte s’ouvrait, nous étions terrifiés.

Et ce jour arriva, les deux frères Dessagne et moi, nous avons été emmenés à la Kommandantur. A l’entrée, un SS m’a reconnu et a dit à ses acolytes que j’étais le jeune monstre qui « ne veut pas parler allemand ». Ils se sont mis en cercle et, à coups de poings, m’ont fait subir mon premier châtiment, en me faisant tournoyer de l’un vers l’autre dans le cercle. Sans autre forme de procès, nous avons été condamnés, tous les trois, à la prison par les SS présents.

Après huit jours de prison, nous avons été transférés vers Compiègne, camp de transit d’où partaient les convois pour l’Allemagne. Trois jours après, j’ai été convoqué devant un gradé SS. J’ai dû me mettre au garde-à-vous et sans autre préambule, le SS me dit en allemand : « Tu es un dénommé Nonnenmacher Joseph, né le 14 août 1924 à Drusenheim, en Alsace, donc tu fais partie du grand Reich. Je te propose d’accepter la nationalité allemande et tu seras libre ».

A la suite de quoi je lui ai répondu que j’étais né Français et que je ne voulais pas me déshonorer, et qu’en conséquence, je désirais rester Français. Dans ce cas, me répondit-il, tu en subiras les conséquences. Alors, deux molosses qui se trouvaient derrière moi, m’ont saisi violemment et m’ont éjecté dehors, je me suis retrouvé à terre, dix marches plus bas. Quelque jours plus tard, il y a eu un départ pour l’Allemagne ; les deux frères Dessagne et moi, nous en faisions partie. La veille, on nous a remis un morceau de pain et un petit saucisson sec. C’était en fait tout ce que nous aurions à manger pour toute la durée du transfert, à savoir, pour trois jours et trois nuits. Nous étions 120 par wagon, sans eau. Manquant d’air, aucune place pour s’asseoir, encore moins pour se coucher, les déjections débordant de la tinette, c’était des conditions si dures, si inhumaines qu’un certain nombre d’entre nous en ont perdu la raison. Il est difficile d’exprimer les souffrances endurées durant ces journées. Et ce n’était que les prémices de ce qui allait suivre.

Buchenwald, matricule 38730

Auguste Favier : L’arrivée au camp. Des wagons, les déportés débarquent les uns sur les autres, presqu’à moiti” fous, hagards, poursuivis par leurs bourreaux et les chiens, jusqu’au bâtiment des douches et de la désinfection.

Le 16 décembre 1943, il faisait encore nuit quand nous sommes arrivés dans cet endroit dont on ignorait l’existence : Buchenwald, « la forêt des hêtres ». Nous avons débarqué par un froid intense : il devait faire moins dix degrés et nous étions nu-pieds, complètement engourdis, nous avions du mal à tenir en équilibre sur nos jambes, mais les aboiements des chiens et les hurlements tout aussi bestiaux des SS, nous ont vite fait comprendre que nous étions entrés dans un autre monde, où seules la terreur et la mort avaient droit de cité.

Nous avons dû nous aligner en rang par cinq, c’est ainsi que nous avons fait les quelques kilomètres qui nous séparaient du camp. Dans mon souvenir, je revois l’inscription qui trônait au- dessus de la porte d’entrée : « Arbeit macht frei, jedem das seine » (le travail rend libre, à chacun son dû). On nous a comptés avant de pénétrer dans l’enceinte du camp, puis on nous a dirigés vers le bloc réservé aux arrivants. Je me souviens que tout était blanchi par le givre, la clôture du camp étincelait sous les lumières, puis, à un tournant, j’ai vu une montagne de cadavres, des corps raidis par le froid qui tendaient les bras et les jambes dans notre direction, c’était « la marchandise pour le crématoire ». Par la suite, j’ai su que tous ces morts provenaient des camps commandos dépendant de Buchenwald. Arrivés devant la baraque, on nous a ordonné de nous déshabiller complètement. Nos vêtements et tous nos effets personnels nous ont été confisqués. Ensuite, nous avons dû passer par la coupe de cheveux, ainsi que le rasage de tous nos poils. Nous devions grimper sur un escabeau pour être à la hauteur du soi-disant coiffeur. Un des détenus a eu l’air de dire que le couteau ne rasait pas bien, le « coiffeur » lui a empoigné la « quéquette » et a fait semblant d’affûter son rasoir avec. Je dois signaler que toutes les tâches étaient exécutées par des déportés à l’intérieur du camp. Après le rasage, nous avons été dirigés vers les douches. Nous sommes entrés dans une grande pièce remplie d’un grand nombre de pommeaux d’arrosoirs, il était difficile d’échapper au jet. Le type qui envoyait l’eau ne trouvait rien de plus amusant à faire que d’inverser l’arrivée d’eau. Un instant glaciale, l’instant d’après bouillante. Ces salauds se réjouissaient de nous entendre gémir. Pour nous, l’essentiel était de boire beaucoup, les trois jours de train nous avaient complètement déshydratés. Pour terminer, nous devions nous baigner dans un liquide noir, où l’eau était mélangée à du crésyl « désinfectant ». Il fallait s’y plonger entièrement et malheur à celui qui ne s’y trempait pas complètement. Un kapo veillait à côté de la baignoire et dès que quelqu’un hésitait, il le saisissait et l’enfonçait jusqu’à suffocation.

Après cette séance de désinfection et d’humiliation, nous avons rejoint le bloc des habits. A cet instant précis, nous perdions notre identité et notre personnalité en enfilant les costumes rayés bleu-gris, pantalon, veste et casquette, nous devenions des bagnards. Chacun de nous a été doté d’un numéro. Nous n’étions plus considérés comme des êtres humains, nous devenions de simples numéros, malléables et corvéables à merci. On m’a attribué le numéro 38730 (le tatouage n’était pas appliqué à Buchenwald comme il l’était à Auschwitz). Comme nous étions catalogués communistes, nous portions un triangle rouge frappé d’un F en son milieu. Cette identification nous permettait de savoir à quelle nationalité appartenait chaque individu. Pour les détenus

allemands, il existait une autre classification : les triangles verts étaient portés par les détenus de droit commun, les triangles noirs, par les associaux et les libres penseurs, les triangles roses, par les homosexuels, les triangles violets, par les ecclésiastiques et, enfin, les triangles rouges, par les politiques. Ce sont les droits communs (les verts) qui tenaient les meilleures places, à savoir chef de bloc kapo ou schreiber à l’arbeitstatistik, etc. Ces seigneurs du camp disposaient du droit de vie ou de mort sur les autres déportés, ce qui leur permettait d’être les mieux vêtus, les mieux nourris, notamment, parce qu’ils volaient, en toute impunité, la nourriture des autres détenus. Après avoir revêtu nos habits de bagnards, les SS nous ont imposé de défiler devant une grande glace, pour nous faire bien comprendre que nous n’étions plus des hommes, mais des esclaves à leur merci. Cette vision de notre dégradation, nous a profondément désorientés, mes compagnons de misère et moi.

Dans la foulée, nous avons été placés en quarantaine, dans des blocs de 400 à 450 unités, nous couchions par groupe de 8 à 10 sur des lits superposés de trois étages. Notre premier repas nous a été jeté sur les lits, c’était des rutabagas. Le deuxième jour, nous avons dû nous aligner, torse nu, pour subir une piqûre dont nous ignorions le contenu injecté. Elle était administrée à l’aide d’une grosse seringue comme pour les chevaux, une grosse aiguille et sans désinfectant, nous avons tous été piqués sur la poitrine. Il y avait au moins vingt doses par seringue.

Nous étions peut-être en quarantaine, mais l’effort de guerre du Reich imposait un travail permanent. Nous étions donc réquisitionnés aux transports de caillasses utilisées par les maçons. Nous travaillions dans une carrière à ciel ouvert. Il fallait descendre dans un creux pour accéder aux pierres. Pour ce faire, un escalier avait été creusé à même la terre. Avec nos claquettes en guise de chaussures, il était très délicat de se mouvoir. Ajouter à cela que nous étions un groupe de 200 « numéros » au moins, à nous échiner en même temps, il n’était pas facile de se saisir d’une pierre. Tout au long du parcours, les kapos n’arrêtaient pas de nous frapper à qui mieux- mieux. Malheur à celui qui ne prenait pas une assez grosse pierre : en haut de l’escalier se trouvait un kapo chef qui examinait la taille de celle-ci et si cela ne lui convenait pas, il renvoyait le malheureux en chercher une autre sous les coups des ignobles criminels qui le frappaient de plus belle. C’est ainsi que ce sont déroulés les premiers temps à Buchenwald.

Un soir tard, le chef de bloc a réveillé tout le dortoir : il devait rassembler tous ceux qui ne s’étaient pas rendus dans un bureau quelconque. Nous nous sommes retrouvés environ une cinquantaine à quitter le bloc sous les ordres d’un vorarbeiter, un chef de travaux. Aux pas cadencés, nous nous sommes rendus dans un grand bâtiment où étaient entassées des machines- outils, volées dans les pays occupés. Nous avons dû ranger ces engins à la force de nos poignets. Ce travail de nuit nous a évités d’aller à la carrière le lendemain matin. Sur le chemin de la carrière, nous longions le chenil. Un jour, j’ai vu un « numéro » qui poussait une brouette remplie de belles viandes. Je jugerais que c’était de la chair humaine que l’on jetait en pâture aux chiens. Encore aujourd’hui, je me pose la question de savoir pourquoi les nazis ne nous nourrissaient pas ainsi. Sans doute avaient-ils peur de trop bien nous nourrir.

Evidemment, nous étions soumis à l’hygiène allemande, tous les matins nous devions nous laver, bien sûr sans savon. Nous nous frottions avec nos chemises. Durant la quarantaine, nous étions contraints de nous servir des WC collectifs, une grande tranchée de un mètre cinquante de large, étirée sur la longueur d’un bloc, équipée d’une murette sur les deux rebords. On s’asseyait dessus pour faire nos besoins. Là aussi, il fallait faire attention, nous devions respecter un horaire. Celui qui s’y rendait sans permission risquait d’être jeté à la fosse par le surveillant. J’ai vu un homme avec une longueur de colon qui lui sortait de l’anus. A chaque fois qu’il se rendait aux WC, c’est un ami qui l’aidait à le remettre en place. Je ne sais pas s’il a vécu longtemps.

Dessin de Léon Delarbre :
“Sur la place d’appel, par un vent glacial. Dora. Janvier 1945”

Des jours se sont écoulés ainsi, puis nous avons été affectés au camp lui-même, ainsi que dans un commando. Les deux frères Dessagne ne me quittaient pas. Nous nous sommes retrouvés dans le même groupe de travail. Nous devions restaurer la voie ferrée qui reliait le camp à la ville de Weimar, située à une quinzaine de kilomètres. La voie était posée à même le sol. Il nous fallait enlever 15 à 20 centimètres de terre gelée pour la remplacer par du ballast que nous devions ensuite stabiliser à l’aide d’une pioche spécialement conçue à cet effet. Nous étions en janvier 1944, il y avait une couche de neige d’une trentaine de centimètres environ et que dire de la température : elle était glaciale.

Nous partions le matin à 6 heures ; juste après l’appel nous grimpions sur une plate-forme qui parcourait cinq à six kilomètres. Lorsque nous arrivions sur le site, il faisait encore nuit. Nous devions patienter dans la neige jusqu’à ce qu’il fasse jour. Ensuite le travail débutait, nous restions présents sur le chantier douze heures de rang.

A 18 heures, nous réintégrions le camp. Pour une journée de forçat, nous avions droit à un morceau de pain d’environ 300 grammes, d’une rondelle de saucisson et d’un doigt de margarine. Arrivés au camp, nous étions comptés, l’appel sur la place centrale du bagne pouvait s’éterniser indéfiniment. En règle générale, cela pouvait aller de une heure jusqu’à cinq heures, debout, en rang, grelottant dans le froid. C’est seulement après le bon vouloir des seigneurs du camp que l’on nous distribuait environ un litre d’un breuvage baptisé soupe.

Un matin, au tout début de notre affectation au camp, ignorant l’organisation interne de celui-ci, nous avons décidé, les deux frères Dessagne, deux autres lascars et moi, de ne pas aller travailler, et nous voulions retourner vers le block 10, qui n’était quasiment occupé que par des Français. Après l’appel du matin, nous nous sommes cachés derrière un block, et nous avons attendu que la place soit vide. Comme je parlais allemand, j’ai pris la tête du groupe, mais à la lisière de la place se trouvaient les « lagerschultz », dans le bureau de police du camp. C’étaient également des déportés qui en étaient membres, ils portaient un uniforme différent du nôtre, orné d’un brassard blanc. J’ai été interpelé par un des chefs : « Où allez-vous ? ». J’ai répondu que n’ayant pas de commando, nous retournions au block. A quoi, l’autre a rétorqué : « Bien, attendez là ! ». La suite fut terrible, des resquilleurs comme nous, il y en avait une bonne cinquantaine. Nous avons été dirigés vers l’arbeitstatistik où nos matricules ont été relevés, après quoi, en colonne, nous avons été expédiés vers la carrière. Nous avons alors dû charger des wagonnets, les remplir à ras bords de lourdes pierres, puis en attelage de 16 hommes, comme des bœufs, nous devions hisser ces poids énormes jusqu’au sommet de la carrière, soit sur une dénivellation d’environ huit mètres et pour nous apprendre à tirer au flanc, c’est sous les coups de fouet que nous avons tiré ces wagonnets toute la journée. Le lendemain matin, il n’était pas question de récidiver et nous sommes retournés à notre commando, presqu’heureux qu’ils veuillent bien nous reprendre. Le travail à la carrière était certainement le plus dur du camp, j’ai su, par la suite, que les kapos demandaient souvent aux plus faibles s’ils désiraient se reposer. Si un déporté répondait par l’affirmative, le kapo le renvoyait au camp muni d’un billet sur lequel il était inscrit « repos éternel ». C’était un arrêt de mort.

Dora, ou la survie en enfer

Le travail, le froid, le manque de sommeil et de nourriture ont vite eu raison de nos forces physiques, et nous nous rendions bien compte de la détérioration de notre état. Nous couchions sur des paillasses infestées de poux. Le 13 du mois de mars, les deux frères Dessagne et moi, nous avons été désignés pour faire partie d’un commando extérieur. Nous ne savions bien entendu rien de l’endroit où nous allions. Nous sommes montés dans un camion bâché et quelques temps plus tard, nous arrivions à Dora, un camp réputé pour sa mortalité élevée. Je tiens ici à dire un mot sur la solidarité relative qui régnait dans le camp entre les déportés. A Buchenwald, si nous étions communistes, elle existait, sinon autant ne pas trop compter dessus. Grâce à un camarade placé à un bon poste, les communistes, notamment les responsables du parti, parvenaient à ne pas être envoyés dans ce sinistre camp de Dora. C’était ce que l’on appelait la solidarité du parti et tant pis pour les autres.

Dora était une représentation de l’enfer. C’était un site enterré, conçu pour construire les usines de production des fusées V1 et V2. C’était un cauchemar épouvantable. Tout y était regroupé au même endroit. Les dortoirs, des assemblages de lit à six étages, étaient situés à quelques mètres du chantier. Les explosions pour creuser le tunnel maintenaient en permanence une poussière de roche dans l’atmosphère. Les hommes demeuraient, vingt quatre heures sur vingt quatre, dans ce boyau irrespirable. Par chance, nous trois, nous n’y avons passé que deux nuits, suffisantes pour ressentir l’effroi. Il était impossible de dormir en raison du bruit des explosions et des équipes de travail juste à côté. Des lits s’effondraient en écrasant ceux qui couchaient en-dessous. Il y avait deux équipes de travail qui se relayaient toutes les douze heures, et cela sans interruption, sept jours sur sept. Les hommes étaient dans un état lamentable, pâles, beaucoup souffraient de la tuberculose. Dans un endroit se trouvaient les tinettes, en fait, des fûts de 200 litres coupés en deux. Le « cheisscommando » était chargé de les vider tous les jours, dans un endroit situé en dehors du souterrain. A quelques pas des déjections, étaient entassés les cadavres en grand nombre. Certains déportés, harassés, avaient cru trouver une combine pour pouvoir dormir. Ils se couchaient parmi les morts. Les SS passaient de temps à autre et tiraient au hasard une balle dans la tête des cadavres. Un certain nombre de déportés sont morts ainsi.

Pièces de moteurs de fusées entreposées dans un tunnel

Nous ne sommes restés que deux nuits dans le tunnel car nous étions, tous les trois, spécialistes des voies ferrées. Nous avons été affectés au commando Gleissbau Bussing 77, une société civile qui construisait les voies de la gare de triage. Des quantités importantes de marchandise y étaient acheminées alors que les fusées V2 en partaient. Nous nous sommes retrouvés au block N 09, à l’extérieur du monstrueux tunnel. En mars 1944, le camp de surface n’en était qu’à ses débuts et les blocks se comptaient sur les doigts d’une main. Si nous pouvions respirer normalement, en contrepartie nous subissions le froid et la pluie. Quant au travail, nous le connaissions, il fallait poser des rails sur la terre meuble, creuser, extraire la terre, puis niveler, ensuite poser des traverses, boulonner, remplir avec du ballast, enfin stabiliser avec les fameuses pioches. Le tout se faisait à dos d’homme, deux pour une traverse. Les rails étaient portés à plusieurs et combien de fois, par manque de coordination, les rails tombaient, entraînant de multiples fractures, notamment des fractures des jambes. Le commando était composé en majorité de Français, mais il y avait également des Russes, des Polonais, des Tchèques, des Hollandais, des Belges et des Luxembourgeois. Notre kapo était un vert allemand, le vorarbeiter, un Hollandais, et le second, un Allemand dénommé Théo, était un sympathisant français. Comme je parlais l’allemand, je fus choisi pour servir de Dollmetzscher, c’est-à-dire d’interprète. Ce poste, je le reconnais, m’a beaucoup aidé. J’étais notamment désigné par le kapo pour tout ce qui concernait les papiers administratifs en rapport avec la société civile pour laquelle nous travaillions. Le civil « meister » disposait d’un bureau situé assez loin du chantier. C’est d’ailleurs en me rendant un jour jusqu’à son bureau que j’ai failli être abattu par un « posten », un gardien. Le système de surveillance fonctionnait sur un réseau triangulaire reliant visuellement trois postes de garde. Entre les trois, il existait une ligne imaginaire, invisible qu’il ne fallait pas franchir sous peine d’être exécuté sur place. Ce jour-là, exceptionnellement, un des postes n’était pas occupé, ce qui fait que le bureau où je me rendais se trouvait hors du champ de vision autorisé. Ignorant l’absence du garde, je marchais comme tous les jours dans la direction du bureau, sans savoir que je franchissais la ligne du camp extérieur. Dès la ligne franchie, un des deux « posten » restant m’a crié de stopper immédiatement. Dans l’instant, je lui ai indiqué la direction du bureau, mais au lieu de le calmer, il a levé son fusil. Aussitôt j’ai mis les mains en l’air et je me suis dirigé vers lui pour lui expliquer ma mission. J’ai eu affaire, ce jour-là, à un être humain. C’était un Hongrois, dans un allemand approximatif, il me signifia qu’il aurait pu, dans un sens, dû me tuer, mais qu’en me voyant, il s’était dit que je devais avoir des parents qui m’attendaient et que lui aussi avait un fils de mon âge. Il a ajouté que s’il m’avait abattu, il aurait bénéficié d’un congé de trois jours. Je l’ai remercié pour son geste.

Après cinq mois, j’étais un ancien du commando, et surtout du monde concentrationnaire. En principe, la vie dans un camp ne dépassait pas cette durée. Au mois de mai, un renfort de main d’œuvre est arrivé pour remplacer les manquants. J’ai fait la connaissance de Julien Hugonot et de Louis Paccard, des Bretons. C’était le contingent des 43 000. Julien m’a pris en affection, je remplaçais auprès de lui son fils qui avait le même âge et, pour moi, il fut mon papa de bagne. Paccard devint mon tonton. Le jour de mes 20 ans, dans le courant du mois d’août, tous les deux m’ont donné une tranche de leur pain. Un autre jour, nous avons été surpris par le kapo en train de nous reposer sur le manche de notre pelle. Comme nous étions cinq dans ce cas, nous avons été condamnés à recevoir cinq coups de manche de pioche sur les fesses devant le commando au grand complet. Qui plus est, nous devions compter les coups à haute voix en allemand. Nous travaillions tous les jours durant 12 heures, ainsi que le dimanche matin où nous trimions pendant cinq heures. L’après-midi dominical était le seul moment de répit, la plupart du temps nous le passions à tuer les poux qui foisonnaient dans nos chemises et nos caleçons. Nous portions les mêmes vêtements deux ou trois mois de rang. Lorsqu’on en changeait, il n’était pas rare que les nouveaux soient couverts de sang. Les mois de mars, avril et mai étaient très pluvieux et il nous était interdit de nous mettre à l’abri. Il nous était impossible, une fois rentrés dans les blocks, de pouvoir sécher nos guenilles. Le lendemain, lorsque nous retournions sur le chantier, nous réendossions nos frusques encore humides, et il n’y avait que le vent qui puisse les sécher un tant soit peu. Hormis nos vêtements, nous disposions, en biens propres, de notre gamelle et d’une cuillère. Il nous était interdit d’avoir autre chose, ne serait-ce qu’un simple crayon.

Comme je l’ai déjà mentionnée, le kapo, le « blocaltester », disposait de tous les pouvoirs, notamment en ce qui concernait la nourriture. Il logeait dans un coin du dortoir, en plus d’un lit pour lui tout seul, il avait également une table. D’autre part, il s’entourait de ses favoris. Vicieusement, il laissait en permanence un bout de pain sur la table, bien en évidence sous nos yeux. Ce qui devait arriver, arriva : une nuit le morceau de pain fut dérobé, ce qui n’entraîna pas

une réaction immédiate. Mais la nuit suivante, le kapo avait attaché un bout de ficelle autour du pain et le voleur récidiva. Il fut pris sur le fait. Tout le block a été réveillé par le tapage. Le « coupable » était un détenu allemand de petite taille. Devant nous, il a été tabassé avec une espèce de câble électrique très épais. Son martyr a duré un long moment, à la fin, son épaule gauche était carrément décollée du reste de son corps et sans autre forme de procès, il a été expédié vivant au crématoire. Le chef de block nous a mis en garde contre toute autre tentative, précisant que si cela se reproduisait, son auteur subirait le même sort.

Dans ce même block, j’ai reçu un colis de chez moi. Le soir venu, alors que je partageais mon repas avec mes deux amis Dessagne, nous avons été bousculés par trois ou quatre Russes. Le temps de nous retourner pour nous défendre, deux autres lascars nous ont dépouillés du colis. Nous n’avons rien pu faire. Il ne nous restait plus que les yeux pour pleurer. Le vol entre déportés était monnaie courante et, dans ce domaine, les Russes étaient passés maîtres.

Comme les baraquements extérieurs du camp étaient en construction, nous avons été déplacés vers le block 57 qui était situé au fond du camp sur une hauteur. Le chef du block était tchèque, le secrétaire polonais. Ils n’étaient pas trop féroces, mais ils n’admettaient aucune entorse aux règles établies. Essentiellement, cela consistait à devoir bien nettoyer ses chaussures en rentrant du travail, afin de ne pas salir l’intérieur du bâtiment. Cela pour le soir, le matin, nous devions nous laver torse nu, bien que nous ne disposions pas de savon, ni de serviette. C’était obligatoire si nous voulions participer à la distribution de notre ration de nourriture qui était invariablement la même, à savoir, une brique de pain, coupée en trois, une rondelle de saucisson, un doigt de margarine et une tasse d’un bouillon infect qu’ils nommaient café. Le réveil avait lieu tous les jours à 4 heures ; il était d’une brutalité extrême et malheur à celui qui ne sautait pas du lit au premier aboiement « aufstehen ». A cinq heures, après la pseudo-douche et la distribution, nous devions nous diriger vers la place d’appel. Chaque block devait s’y rendre regroupé et déjà compté. Aussi aberrant et sordide que cela puisse paraître, même les morts de la nuit devaient être présents à l’appel, nous devions les tenir debout pendant qu’un SS revérifiait le comptage des « stuck ». Lorsque les commandos s’acheminaient vers les différents chantiers, il restait toujours un certain nombre de corps étendus sur la place d’appel. Alors, un commando spécial apparaissait, muni d’une tige de fer et d’un crochet. Ils avaient pour mission de débarrasser les corps. Ils enfonçaient le crochet dans la mâchoire inférieure des cadavres et les tiraient ensuite jusqu’au crématoire.

En réalité, nous étions rarement au block. Pratiquement, tout notre temps était accaparé par les appels, les corvées et le travail. Chaque matin, le réveil était un crève-cœur, nous replongeant inexorablement dans ce cauchemar quotidien habité par le froid, la faim, les coups et la peur. D’autre part, la vie à l’intérieur du camp était rendue encore plus pénible du fait des rivalités entre nationalités. Les Polonais nous haïssaient particulièrement. Ils nous rendaient responsables de leur défaite face aux Boches, en 1939. Ils ne manquaient pas une occasion de nous le faire sentir. Ces conflits inter nationalités pourrissaient encore davantage une situation déjà quasi invivable. La place d’appel était vite abandonnée, le matin. Par groupe, nous nous rendions vers la porte. Au moment où le hurlement « hutzen ab » retentissait, nous devions enlever notre casquette et surtout ne plus balancer nos bras. A cet endroit, les SS refaisaient un comptage. Notre commando, le 77, rassemblait toujours entre 70 et 75 « numéros ». Ensuite au pas cadencé, nous prenions la direction du chantier. Nous nous échinions jusqu’à midi. A cette heure, nous avions droit à une pause de vingt minutes pour manger, si nous avions eu la volonté de garder une partie de notre ration de pain. De fait, il était préférable de tout ingurgiter le matin, au moins on était sûr de ne pas se faire voler la nourriture. Le travail reprenait ensuite jusqu’à 18 heures. Nous rejoignions le camp entre 18 et 19 heures. De nouveau il y avait un appel par block. Quand tout se passait bien, il ne durait qu’une heure, mais il arrivait que cela s’éternise jusqu’à 23 heures. Durant cinq heures, nous devions demeurer immobiles au milieu de la place, transis par le froid, giflés par le vent, grelotant dans nos habits détrempés. Il est inutile de faire un commentaire sur les résultats d’un tel traitement, nombreux sont ceux qui en mouraient. Le 24 décembre, comble du sadisme et de la barbarie, nous sommes resté sur la place jusqu’à minuit, accompagnés par les musiques de Noël : douce nuit, sainte nuit, etc. L’entrée du camp était ornée d’un grand sapin. Rien n’a été épargné aux déchets humains que nous étions censés être. Ce soir-là, j’ai vu des hommes pleurer.

Durant les 18 mois qu’à duré ce cauchemar, j’ai eu l’occasion d’écrire quelques cartes pour mes compagnons de misère : elles devaient être rédigées en allemand. J’ai pu ainsi me rendre compte combien était grand le désespoir de ces hommes, de ces pères de famille, pour la plupart. En ce qui me concerne, durant tout ce temps, j’ai pu donner deux fois des nouvelles à ma famille, une seule carte est arrivée.

Je vais maintenant évoquer deux anecdotes qui auraient pu avoir des conséquences terribles pour moi et ceux qui y ont participé. Rien qu’à me les remémorer, j’en frémis encore. Tout d’abord celle-ci. Sur le chantier, courait un jeune chien loup d’environ trois mois : ce devait sans doute être un chien des SS. Nous avons réussi à le capturer sans nous faire remarquer. A la suite de quoi, je l’ai tué et dépecé. Pour cacher la peau et les boyaux, j’ai creusé un trou. Aussi, pour ne pas éveiller les soupçons, j’ai creusé un autre trou à côté du premier : ainsi, le petit monticule pouvait faire croire qu’il s’agissait de la terre fraîche remuée pour creuser le trou voisin. Nous agissions de la même façon pour camoufler les pommes de terre que nous réussissions à voler, lors de l’arrivée des trains, notamment durant l’automne 1944. Nous avons mangé le chien après l’avoir cuisiné avec notre margarine dans un seau trouvé sur le chantier. Par chance, notre kapo a été correct car il n’a rien dit. Il a d’ailleurs goûté à notre festin. Quand je dis « voler », il faut bien comprendre que nous le faisions de manière organisée et qu’il s’agissait d’une attitude quasiment obligatoire. La seule limite au vol était qu’il ne devait pas porter préjudice aux autres membres de la communauté nationale.

J’en viens maintenant à la seconde anecdote. Un dimanche après l’appel, un ordre fut donné de rassembler le commando 77. En rang, nous avons été comptés par le kapo, puis un SS s’est approché du chef de block et lui a demandé de faire sortir du rang les cinq plus jeunes du groupe. J’en faisais partie. Au même moment, un autre commando montait cinq potences en plein centre de la place. Dans mon esprit, j’ai pensé que c’était pour nous et j’ai ressenti une peur intense durant un long moment. Puis à ma surprise et à mon soulagement, le SS a dit au kapo de nous donner des rations de nourriture. Au même instant, cinq détenus russes, mains liés dans le dos, sont apparus. Ils étaient escortés par des lagerschutz. Après la lecture de l’acte d’accusation en plusieurs langues, ils ont été pendus pour avoir tenté de s’évader. Les cinq que nous étions, nous avons avalé les rations de ces cinq hommes alors que leur corps gesticulait encore au bout de la corde. Nous cinq, comme les autres déportés, nous devions avoir les yeux fixés sur les suppliciés, pour bien saisir ce qu’il en coûtait de tenter de s’échapper. En dernier lieu, nous avons tous dû défiler au pied de la potence, la tête tournée vers les pendus.

J’ai déjà fait allusion à l’omni présence des poux qui infestaient nos habits. Au fil du temps, ils sont également devenus une préoccupation pour les nazis. Ils craignaient une épidémie de typhus. Ils ne redoutaient pas tant notre mort que de ne plus avoir suffisamment de main d’œuvre servile pour faire fonctionner l’usine de production des V2. Ainsi, une désinfection générale du camp a été organisée. Comme cela ne devait pas nuire au travail, l’opération s’est déroulée un dimanche après-midi. Nous nous sommes retrouvés nus comme des vers. Nous sommes restés trois heures de temps, entassés dans une grande salle, le temps que nos vêtements soient passés dans une machine à vapeur. Au moment de la redistribution des habits, nous avons dû défiler les uns après les autres pour reprendre nos frusques. Elles étaient encore toutes trempées quand nous les avons enfilées. Puis, durant plusieurs jours, nous avons dû nous soumettre au contrôle. Cela se passait le soir après l’appel, à l’intérieur de chaque block. Nous devions tous nous dévêtir et l’on défilait à la queuleuleu, en tenue d’Adam, devant le chef de block. Celui-ci, muni d’une lampe nous auscultait, pour être plus précis, nous inspectait sous les aisselles et le sexe. C’est seulement après que nous pouvions avaler la soupe. Il était rare que nous puissions dormir avant 23 heures. Par hasard, s’il ne restait qu’un seul pou, celui qui en était porteur, ne serait-ce que d’un seul, était mis en quarantaine, isolé dans un baraquement à l’écart, en attendant de repasser à la désinfection et à la douche. Ainsi, durant cette période, la valeur d’un pou a flambé, celui qui en était porteur pouvait le négocier jusqu’à hauteur d’une demi ration de pain. C’était le prix à payer pour obtenir deux jours de repos.

Je n’ai pas encore fait état des conditions de couchage dans le block. Les lits étaient disposés sur trois niveaux, larges d’environ 60 centimètres : nous couchions généralement à deux sur une paillasse. Nous avions une couverture. Pour mieux caler nos têtes, nous roulions nos habits autour de nos chaussures. Cela nous servait d’oreiller. Il est arrivé qu’à certaines périodes, nous nous retrouvions à trois par paillasse. Nous nous allongions alors tête-bêche, les pieds de son voisin chatouillaient le nez et, vu l’hygiène, ça ne sentait pas la rose. C’était le lot quotidien de tous les membres de la « classe inférieure », les élites vivaient, quant à elles, grassement à nos dépens.

Dans le camp, il existait aussi une infirmerie et, par chance pour moi, je n’y suis jamais entré. Je sais que peu en sont sortis vivants. Je ne tiens pas à m’étendre à ce propos. De temps en temps, une sélection était effectuée et le SS responsable désignait les plus faibles pour un voyage sans retour. C’est tout ce que j’ai à en dire.

Le temps semblait suspendu, malgré tout, après ce printemps humide de 1944, l’été a fait son apparition, avec lui, la chaleur, ce qui avait pour conséquence terrible d’être en manque permanent d’eau sur les chantiers. Dans le même temps, c’est à cette époque que nous avons appris la nouvelle du débarquement, ce qui a fait renaître l’espoir parmi nous. Des déportés, comme mon ami Albert Amat, ingénieur de son métier, qui étaient affectés, dans le souterrain, au montage des fusées arrivaient à voler du matériel leur permettant de fabriquer des postes récepteurs. Ils pouvaient ainsi nous donnaient des renseignements sur les revers allemands dans la guerre. Hélas, à l’automne, la guerre continuait de plus belle, malgré les propos rassurants des derniers arrivés qui prédisaient que nous serions dans nos foyers pour fêter Noël. La déception a été terrible lorsque les premiers frimas de l’hiver sont apparus. Le début de l’hiver 44/45 en a démoralisé plus d’un. Ceux qui, comme moi, avaient déjà vécu un hiver, savaient ce que cela coûtait de souffrances, et nous ne cachions pas notre inquiétude à l’idée de devoir affronter un second hiver. J’en étais conscient et je voyais bien la transformation physique et morale qu’avaient connue les quelques anciens encore de ce monde. La mortalité ne cessait de croître, d’autant plus rapidement que l’Allemagne était exsangue. Ce sont nos rations qui en étaient les premières victimes. Nous n’étions pratiquement plus nourris, pour être exact, nous recevions le strict minimum, et moins. J’ai su, après guerre, que ma sœur, Alice, m’envoyait, chaque semaine, un petit colis. Je n’en reçu qu’un seul, les autres ce sont les crapules de SS qui se les sont partagés. L’hiver 44/45 fut aussi rude que le précédent. Tous les jours, sans exception, nous étions sur le chantier ; pour ceux qui travaillaient dans le tunnel, il y eut une amélioration. Le camp extérieur s’était agrandi, beaucoup d’entre eux pouvaient dormir dans les blocks. Je travaillais toujours à la construction de la gare et, durant ces mois d’hiver, j’ai assisté à la sortie du tunnel des V1 et des V2. Elles étaient chargées sur des wagons « plate-forme ». La vue de ces fusées et le fait de penser que nous étions obligés de participer à l’effort de guerre allemand me déprimait. Combien d’hommes y ont laissé leur vie, mourant dans des souffrances atroces ? C’était un sentiment ignoble. A Dora, 10% des effectifs disparaissaient chaque mois.

Au mois de février 1945, mes deux amis, Louis et Paul Dessagne, ont été désignés pour un transport. Nous ne savions jamais ce qui nous attendait le lendemain. C’est pourquoi j’ai voulu partir avec eux, mais le secrétaire polonais du block m’en a empêché. Je ne les ai jamais revus. Louis est mort, un mois plus tard, battu à mort par les Allemands, après avoir tenté de leur subtiliser un morceau de pain, et Paul a été brûlé vif, dans une grange que les Allemands ont incendiée, à Gardelegen, avec plus d’un millier d’autres déportés, au mois d’avril. Il y eut néanmoins quelques rescapés qui ont pu témoigner de l’horreur du massacre, les déportés qui cherchaient à s’échapper étaient irrémédiablement abattus à l’extérieur de la grange. Les SS avaient ordre de nous faire disparaître pour que nous ne tombions pas dans les mains des Américains ou des Russes et que nous ne puissions pas témoigner de leur barbarie. En janvier 45, j’ai vu arriver des convois en provenance d’Auschwitz. Aucun de ceux que j’ai vu débarquer n’a survécu, ils sont tous morts d’épuisement et de froid. Au début 45, le camp était saturé et les SS ont laissé des centaines de déportés crever de froid sur la place d’appel. Une autre fois, cela s’est reproduit avec un autre convoi. Il s’agissait de familles juives : pères, mères et enfants. Ils ont dû travailler à décharger les briques, mais ils n’avaient pas le droit de dormir dans un block et ils sont restés dehors par moins 15 degrés. En quelques jours, sur un convoi de 350 personnes, plus aucune n’était en vie.

L’évacuation de Dora-Mittelbau

Après le départ de mes amis Dessagne, j’ai été désigné pour le convoi suivant. Fin février, début mars 1945, je partais avec mon copain Charles. Le lieu de notre transfert s’avéra être un petit camp de 250 häftlinge (détenus) environ. Nous fîmes le trajet en quelques heures. Nous débarquâmes près d’un grand bâtiment en dur. Le kapo local nous reçu comme tous ses congénères, à savoir à coups de bâton. Dans le baraquement, des lits à quatre étages, à deux sur une paillasse de 60 centimètres, plus une petite couverture. Comme à Dora, hygiène à l’allemande lavage du matin sans savon ni serviette. C’est ainsi que j’ai passé 18 mois dans la crasse et la promiscuité des malades et des mourants.

Le lendemain de notre arrivée, à notre surprise, nous sommes partis à pieds en direction d’un autre camp. Pour nous y rendre, nous avons traversé un village très coquet, où les habitants nous ont prouvé leur hostilité en excitant les enfants à nous jeter des pierres et à nous insulter. Cela a duré jusqu’à l’entrée de notre nouvelle prison. Un enclos dans lequel se trouvaient quatre blocs, un dortoir et un sanitaire avec réfectoire, des bâtiments en bois pour les SS et un autre pour l’administration. Juste à côté, il y avait une ancienne brasserie qui avait été récupérée pour la fabrication de câbles électriques destinés à la confection des V2. Il s’agissait, en fait, d’assembler les câbles en les soudant avec de l’étain. Parlant la langue, j’ai été affecté, avec mon ami Jean Lirrat, chez un meister qui installait le chauffage dans l’usine. Comme c’était une ancienne brasserie, nous avons trouvé de l’orge dans certains coins et à midi, quand nous étions seuls, nous nous faisions cuire cette mixture dans une boîte de conserves, à l’aide du chalumeau du meister. Celui-ci avait déjà un certain âge et il était correct avec nous. Par la suite, j’ai pu discuter avec lui, même s’il demeurait sur ses gardes. Cela a notamment été possible, parce qu’il a vu, de ses yeux, comment les kapos traitaient les bagnards à l’intérieur du camp. Un jour, il a assisté à la mise à mort d’un déporté à coup de pioche. « Ist das möglich ? » a-t-il dit. (Est-ce possible ?). Sur quoi, je lui ai répondu que c’était bien plus terrible dans les grands camps. De ce jour, il fut aimable avec nous deux, allant même jusqu’à nous apporter un bout de pain de temps à autre. Nous sommes restés trois semaines à travailler dans l’ancienne brasserie. Un soir, en rentrant au camp, nous avons trouvé une vingtaine de cadavres devant l’entrée. Ils avaient été ramenés là, par les Allemands. Ils faisaient partie du groupe et ils avaient été tués par les bombardements des Alliés. Comme tout était récupéré, nous avons d’abord dû les dénuder. Les habits, ainsi récupérés, servaient aussitôt à d’autres. Il n’était évidemment pas question qu’ils soient lavés avant d’être réutilisés. Après les avoir dévêtus, nous les avons chargés sur une voiture à cheval qui avait été réquisitionnée pour l’occasion chez un fermier des environs. Nous sommes donc partis sous la surveillance de deux SS vers le lieu où nous devions creuser la fosse. Après avoir extrait la terre, nous avons déchargé les corps, nous les avons allongés côte à côte, puis nous avons refermé la fosse. A ce moment-là, j’ai demandé aux SS, s’ils nous autorisaient à observer une minute de silence pour nos compagnons de misère. A ma grande stupéfaction, ce fut accordé. A cet instant, j’ai su que la fin de la guerre était proche ; les deux SS eux-mêmes commençaient à en prendre conscience, sans cela, jamais ma demande n’aurait été prise en compte.

Le travail n’était pas trop dur et beaucoup en profitait pour faire du sabotage, notamment en faisant des soudures plus ou moins approximatives. Le ravitaillement était aléatoire, les rations variaient du simple au double selon les jours. Les brimades, elles, ne faiblissaient pas. Le responsable SS se faisait un plaisir de faire visiter le camp à sa femme et il en profitait pour lui montrer comment il savait traiter un malheureux. Si l’un d’entre nous passait sur son chemin, il le rouait de coups avec son bâton. Fin mars 1945, la situation militaire semblait de plus en plus désespérée pour les nazis. Le 5 avril, je crois que c’était le jour de Pâques, nous avons commencé à partir sur les routes.

La marche de la mort

En rang par cinq, sous la menace des raids de l’aviation américaine, nous avons été dirigés vers une destination inconnue. Il était soi-disant question de retourner à Buchenwald. Nous n’avions fait que quelques kilomètres quand un premier « numéro » a été exécuté. C’était un Tchèque, un maçon, que je connaissais pour sa gentillesse. Il avait beaucoup de sympathie pour les Français. Il a lui-même demandé à s’arrêter car il ne voulait pas être une charge pour les autres. Un SS lui a fait signe de se mettre dans le fossé. Je l’ai vu se mettre à genoux, il a demandé au bourreau quelques secondes, il a fait un signe de croix, peut-être une prière, puis levant la tête vers le SS, il lui a dit qu’il pouvait tirer maintenant. Alors, il s’est effondré dans l’herbe.

A partir de ce moment, je me suis toujours tenu en tête du groupe, car tous les traînards, les plus affaiblis ont subi le même sort. Je n’ai pas compté le nombre de coups de feu tout au long de la journée. Je sais seulement qu’il y en a eu beaucoup. Nous avons marché ainsi, sans savoir où nous allions, pendant plusieurs jours. Au hasard, nous nous arrêtions dans une grange ou dans une cour pour passer la nuit, parfois on nous donnait une pomme de terre cuite, sans doute cuite pour les cochons et que les SS réquisitionnaient. Je me souviens qu’un de ceux-ci nous a autorisés à nous désaltérer dans une rivière. Je me souviens aussi qu’il a fait chaud durant ces terribles journées. Nous traversions des villages dont je n’ai pas conservé le nom. Un jour, une dame a déposé un morceau de pain sur le rebord d’une fenêtre. Au risque d’y perdre la vie, nous avons foncé, mon ami Charles et moi. Un autre bagnard avait également vu le morceau de pain et pour l’empêcher d’arriver le premier, je l’ai bousculé. C’est Charles qui a pu mettre le grappin sur le morceau. Nous l’avons avalé aussi vite que nous avons pu, de peur de nous le faire voler par les autres. Un civil a eu le malheur de jeter une cigarette à l’un d’entre nous, un SS l’a surpris et l’a aussitôt intégré dans le groupe. Dès lors, il a subi le même sort que nous. Souvent le soir, nous étions rejoints par d’autres groupes de déportés que les nazis évacuaient comme nous. Mais la masse n’augmentait pas pour autant, les routes étaient jonchées de cadavres. Une nuit, nous avons trouvé refuge dans un grand bâtiment sans fenêtre. Dans un recoin, se trouvait un homme couvert de sang, sans doute touché par les SS. Toute la nuit, le moribond a gémi. Ce n’est qu’au matin, à l’heure de reprendre la route que nos gardiens l’ont exécuté. Mais avant de reprendre notre errance, il nous fallait ramasser les morts de la nuit et, pour être sûr que personne n’essaie de s’en sortir en faisant le mort, un SS tirait une balle dans la tête de chaque cadavre. Puis un jour, je ne saurais dire depuis combien de temps ce calvaire durait, nous avons été chargés dans des wagons à charbon, sans toit, d’à peine un mètre de haut. Un SS veillait à l’ordre en s’installant au milieu du wagon. Il disposait d’un bon mètre de largeur tandis que nous autres, nous étions entassés, pressés les uns contre les autres. Bien entendu, ils étaient nourris alors que nous n’avons reçu aucune alimentation plusieurs jours de suite. Pendant plusieurs jours, le convoi a fait halte en rase campagne. Une nuit, dans un des wagons, un déporté russe a subtilisé le pain du gardien nazi. Au matin, nous avons tous été débarqués, mis en rang le long de la voie de chemin de fer et au hasard, un commandant SS désignait des détenus. Il en fit sortir une quinzaine du rang. Il leur fit signe de partir à travers champ et les Allemands les abattirent comme des lapins. L’histoire du vol m’a été confirmée bien longtemps après, par mon ami Bonnet que j’ai rencontré à Aix, après la guerre. Il faisait partie du wagon.

De jours en jours, nous dépérissions, nos forces nous abandonnaient, mais nous savions l’issue de la guerre proche et il nous fallait à tout prix garder le moral et s’arcbouter sur cet espoir de sortir vivant de ce cauchemar. Puis de nouveau, le convoi s’est ébranlé. Durant le trajet, le train a été pris pour cible par l’aviation alliée. Cela s’est produit au moment où nous étions à l’arrêt dans une gare. Les SS ont abandonné notre surveillance pour se cacher contre les roues des wagons. Nous tous, bagnards, nous avons saisi cette occasion pour tenter de déguerpir au plus vite. Pas mal d’entre nous y ont laissé leur peau. Tous ceux qui ont été blessés durant la tentative d’évasion ont été achevés par les SS. Mon ami Lerat a eu de la chance ce jour-là. En fuyant, il est tombé sur un groupe de prisonniers de guerre dans lequel il a pu se fondre. Moi, j’ai couru aussi vite que j’ai pu pour me mettre à couvert dans un bois qui se trouvait non loin de là. Durant ma course éperdue, j’entendais le sifflement des balles et au couvert des arbres, les balles continuaient de pleuvoir. La chance m’a sourit, à deux pas de moi, un « rayé » a été touché et est resté sur place. Après, j’ai marché sans trop savoir où j’allais. Environ une demi-heure plus tard, j’ai croisé la route d’un autre « rayé » et nous avons essayé de marcher vers l’ouest. Hélas, quelques instants plus tard, nous avons croisé la route d’un groupe de bûcherons qui appartenait à la Volksturm. Ils étaient armés. Nous n’avons pas offert de résistance. Nous étions de nouveau aux mains des nazis. Nous avons été reconduits vers le village où tous les fuyards repris ont été regroupés. Un Russe qui avait dû résister a eu la tête éclatée par une rafale de mitraillette. Ensuite, nous avons été dirigés vers un camp qui se trouvait tout près de là. La faim et la soif nous taraudaient ; plusieurs jours déjà que nous n’avions rien mangé, le nombre de morts croissait de manière alarmante. Ce camp se situait près de Teresenstadt. Même en infime quantité, nous avions cependant droit à un petit bout de pain, de quoi entretenir l’espoir de s’en sortir. J’ai retrouvé mon copain Charles. Nous sommes restés plusieurs jours à cet endroit, puis de nouveau l’errance a repris. De nouveau, nous avons été entassés dans des wagons à charbon. C’était fin avril 1945 ; un morceau de pain nous a été distribué pour la durée du voyage. Les conditions étaient toujours les mêmes : un « posten » au centre du wagon et de chaque côté, nous autres, entassés avec interdiction de mettre la tête hors du wagon. Entre ces wagons bas étaient intercalés des wagons à bestiaux où se trouvaient nos tortionnaires et sur le toit était posté un SS muni d’une mitraillette. Pas loin de moi, un « rayé » s’est relevé, il a aussitôt été tué par le SS. La balle a traversé le corps du malheureux et a fini sa route dans la poitrine du « rayé » qui se trouvait juste à côté de moi. C’était d’autant plus tragique qu’il s’agissait du père et du fils. Ils avaient réussi à survivre ensemble jusqu’à cet horrible instant.

De temps à autre, le train stoppait et il fallait débarrasser les wagons des morts qui les encombraient. Ils étaient simplement jetés sur le ballast. Pour les vivants, cela libérait un peu de place. Un matin, au petit jour, j’ai vu un « rayé » qui cachait entre ses cuisses un morceau de foie de belle taille, il mordait dedans à pleines dents. Pour ne rien cacher, ce n’était pas un morceau de porc. Pendant toute la période de l’évacuation des camps, il y eut beaucoup de cas de cannibalisme.

La nuit du 30 avril, notre train est rentré en gare de Prague. Tout autour de nous, nous entendions d’innombrables explosions. Nous espérions bien être arrivés au terme de notre calvaire. Hélas, dans le courant de la nuit, le train a repris sa route et pour comble de malheur, la neige s’est mise à tomber. Au lever du jour, nous étions recouverts d’une couche épaisse d’environ dix centimètres. Puis, au cours de la journée, la neige a fondu sur nous, au-dessous de nous : nous étions détrempés de part en part. Plusieurs heures se sont écoulées, nous étions toujours en Tchécoslovaquie. A un moment, le convoi s’est arrêté en rase campagne. En effet, de temps à autre, nous avions l’autorisation de descendre des wagons. C’était l’occasion pour nous tous de manger de l’herbe. A cet arrêt-là, j’ai mangé une sorte de limace bien rouge. On aurait dit qu’elle était cuite. Je l’ai croquée pour en faire deux morceaux. Un morceau pour Charles et l’autre pour moi. Le temps semblait s’être figé, chaque jour qui passait, voyait les wagons remplis de cadavres, gagner sur les vivants. Les SS ne s’occupaient plus tellement de nous, ils veillaient surtout à ce que personne ne s’évade. Il n’y avait pas grand risque, nous étions à ce point exténués que le simple effort de tenter de s’extraire du wagon était déjà au-dessus de nos forces. Nous étions tous dans un état végétatif, semi comateux et nous n’étions quasiment plus capables de la moindre réaction. La mort nous guettait à chaque instant et les déportés s’éteignaient sans un râle, sans un signe, comme s’éteint une bougie arrivée à sa fin. Nous ignorions tout de ce qui se passait, de la guerre et de tout le reste. Nous sentions simplement chez les SS un changement d’attitude, par moment un comportement brutal, puis après un relâchement. Comme pour atténuer nos souffrances, le temps s’était amélioré, le soleil réchauffait un peu nos carcasses. Quand nous descendions des wagons, enfin les rares qui y parvenaient encore, on aurait pu croire à un défilé de porte-manteaux déambulant, sur lesquels auraient pendouillé une veste et un pantalon. Notre maigreur nous est apparue dans toute sa réalité. Comme nous ne mangions plus rien depuis plusieurs jours, nous n’urinions plus sans parler des autres besoins, nos ventres étaient, à ce point, vides qu’il n’y avait plus rien qui en sortait. Et malheur à celui qui attrapait la diarrhée en mastiquant de l’herbe, il était condamné dans la journée.

La libération

Le matin du 8 mai, le train a été secoué par un grand choc, une locomotive y avait été rattachée et notre périple a replis. La veille, je me dois de le dire, et pour ceux qui, comme moi, ont survécu, cela a peut-être été la petite goutte d’eau qui nous a maintenus en vie, les SS ont autorisé les civils du lieu à nous distribuer un peu de soupe. Nous n’étions, hélas, plus très nombreux. Après quelques heures de route, le convoi s’est définitivement arrêté. Il était encerclé par les troupes russes. Enfin, nous étions libres. Les SS ont été désarmés et immédiatement passés par les armes, ce qui nous procura une grande satisfaction, mais à vrai dire, là n’était pas notre préoccupation essentielle. Nous étions certes libres, mais nous étions si faibles qu’il nous fallait impérativement assurer notre survie. Trouver de la nourriture, voilà notre seule obsession du moment. Le train avait stoppé à hauteur de la gare d’un petit village. Nos maigres forces nous ont permis de rejoindre une maison. Là, des civils allemands y étaient attablés, la peur se lisait sur leur visage, et sans qu’un mot, sans qu’un geste soient nécessaires, ils ont déguerpi aussitôt. Tout ce que nous avons trouvé à manger, nous l’avons englouti. Un peu après, nous avons atteint un camp de prisonniers, un stalag. Parmi les détenus se trouvaient des Français. Ce sont eux qui nous ont pris en charge. Tout d’abord, ils ont trouvé à nous loger dans une grange qui se situait tout près d’une rivière. Pour nous y rendre, nous avons encore dû marcher un bon bout de temps. Mais la volonté de s’en sortir, le sentiment d’être si proche de la fin du tunnel, nous redonnaient des forces. Avec mon ami Charles, nous avons partagé une petite toile de tente et pour la première fois depuis 18 mois, j’ai pu faire une chose merveilleuse, j’ai pu me laver. Ce fut un moment d’intense bonheur. Plus encore, nous avons pu jeter nos tenues rayées de bagnard et endosser des habits propres. Parmi les prisonniers de guerre, il se trouvait un docteur qui prenait garde à ce que nous n’exagérions pas sur la nourriture, notamment que nous n’abusions pas des matières grasses. Nos estomacs étaient tellement atrophiés qu’ils ne pouvaient pas ingurgiter une trop grande quantité d’aliments. Le risque était réel. Il fallait l’acclimater progressivement et au début un simple bout de pain faisait l’affaire. Grâce à ce régime attentif, en quelques jours, nous avons retrouvé des couleurs et repris suffisamment de forces. Pendant tous ces jours passés à la grange, notre seule préoccupation était de dépouiller les soldats allemands qui fuyaient les Russes et tentaient de rejoindre la zone d’occupation américaine. Nous étions harnachés d’armes trop lourdes pour nous, mais c’était sans importance, nous étions les vainqueurs. Je me rappelle aussi de ce camion rempli de SS. Quel plaisir ce fut pour nous de les faire descendre de l’engin, de les dépouiller de toutes leurs affaires, montres, lunettes, portefeuilles. J’ai même récupéré une paire de jumelles portant les insignes SS. Je les ai ramenées à la maison en souvenir. Les bracelets montres couvraient nos avant-bras jusqu’au coude. Charles avait réussi à récupérer un appareil photo. Hélas, on nous l’a volé par la suite. Puis, pour nous venger un peu de toutes les brimades endurées, nous avons obligé les SS que nous avions à notre merci, à ramasser les excréments qui étaient éparpillés dans les prés avoisinants et à les mettre dans leurs poches. Ils portaient des uniformes presque neufs, sûrement que ceux-ci n’avaient pas connu le front russe.

Très peu de temps après, nous avons été emmenés, dans des camions américains, dans un camp de regroupement d’anciens déportés, situé près de Linz, en Autriche. Pour nous nourrir, nous disposions de beaucoup de produits américains, mais la viande nous manquait. Alors, un jour, nous sommes allés en bande dans une ferme des environs. Nous y avons trouvé un cheval, que nous avons abattu, puis mangé. Ce fut un festin et un grand coup de fouet pour notre corps. Ensuite, très vite, nous avons retrouvé nos capacités intellectuelles et physiques. Cependant, c’est seulement après dix jours que nous avons commencé à vraiment réagir et à vraiment ressentir notre nouveau statut d’hommes libres. Puis ce fut le transfert vers la Suisse. A chaque arrêt nous étions choyés par les civils et les membres de la Croix Rouge. Café, chocolat et autres délices nous étaient distribués en abondance. Enfin, ce fut le premier contact avec la France : Mulhouse. Ce fut un choc aussi. Au centre de rapatriement, un contrôle médical rapide, une douche d’épouillage et de désinfection, et cette pénible obligation d’être inspecté en devant lever les bras. Par la suite, j’ai su qu’il y avait des SS qui cherchaient leur salut en se cachant parmi nous. L’un des moyens les plus sûrs de les repérer : ils étaient tatoués sur les bras.

La suite, ce fut le train jusqu’à Paris, là, passage à l’hôtel Lutétia, c’était le deuxième centre de contrôle. Je me souviens y avoir dormi sur les marches d’escalier en marbre. J’y ai passé deux nuits à dormir d’un sommeil de plomb. Surtout, ce plaisir du matin : ne plus entendre ce terrible aboiement « Aufstehen » que hurlait le kapo. Ironie de l’histoire, on a fourni un costume « pétain », un peu d’argent et la carte de rapatrié que j’ai gardée jusqu’à ce jour. A notre débarquement, en gare de l’Est, je me souviens qu’il y avait énormément de monde. Les gens nous questionnaient dans l’espoir d’avoir des nouvelles rassurantes de leurs proches. Hélas, toutes nos réponses étaient négatives et la déception très grande. A l’évidence l’être aimé ne reviendrait pas.

Et ce fut le retour à Saint-Léonard, le 28 mai, soit vingt jours après être sorti indemne de ce train et des 18 mois qu’il représentait. Sur mon dos, je traînais un grand sac rempli de victuailles diverses et variées. Lorsque Laurent, mon frère, m’a aperçu, son premier geste a été de vouloir me soulager en prenant le sac, mais j’ai refusé. J’avais trop peur d’être dépouillé. Les réflexes du camp m’ont suivi durant de long mois, la peur de parler, la peur de manquer de nourriture et de savon surtout. Ma famille m’a accueilli avec joie et bonheur, mais pour moi ce fut un moment difficile, j’ai eu une attitude de refoulement et pendant un long moment, je me suis replié sur moi- même en m’enfermant dans ma chambre. Là, je veillais jalousement sur mon sac à dos et tous les produits qui y étaient amassés. Il m’a fallu de long mois pour retrouver un comportement normal et jamais, durant tout ce temps, je n’ai parlé à personne de ce que j’ai vécu dans les camps. De toute façon, les gens ne pouvaient pas comprendre ce que cela avait bien pu être, le vécu, la douleur, la souffrance, la peur, le froid, la mort omniprésents…

Après 55 ans, il m’a été plus facile d’en parler. Par ce témoignage, je pense à tous ceux qui, comme moi, ont traversé cette période : beaucoup sont morts avant de pouvoir à nouveau la liberté, beaucoup d’autres n’ont pas survécu longtemps après leur retour, la maladie ayant eu raison de leur corps. Beaucoup de détails m’ont échappé, les dates, les lieux où nous sommes passés pendant l’évacuation, c’est sans nul doute dû à la faiblesse de mon corps et de mon cerveau durant ces jours terribles. »

Signé : Joseph Nonnenmacher