Les voix s’éteignent, les yeux se ferment, les souvenirs s’agitent… aujourd’hui c’est à Walter Spitzer, l’immense peintre, graveur, sculpteur, que nous adressons un dernier adieu. Il nous a quittés le 13 avril 2021, à Paris, emporté par la Covid-19. Âgé de 93 ans, il avait survécu à trois années de ghettos en Pologne, vu sa mère fusillée sous ses yeux, connu Auschwitz III (Blechhammer), puis Buchenwald. Dans son regard, toujours ce mélange d’intelligence qui fuse, de rage de vivre, de douceur, d’impatience, de temps à rattraper et d’insondable mélancolie sur la dualité du monde et de l’immonde.
Dessiner ou mourir
Depuis sa tendre enfance, Walter Spitzer ne vivait que pour le dessin. Le destin a voulu qu’il survive grâce au dessin. Son arrivé à Auschwitz le plonge dans l’épouvante tant la réalité dépasse son imagination pourtant prolixe. La chasse à la nourriture le conduit à réaliser au moins un portrait par jour : une fiancée, une épouse, une fille -toujours des femmes- contre un morceau de pain. Il dessine également la vie à Blechhammer. Malheureusement, il ne peut emporter ses dessins lors de l’évacuation.
Arrivé à Buchenwald après l’effroyable marche de la mort qui le conduit d’abord à Gross Rosen, il arrive au camp dans l’état où l’ont laissé les dix-neuf mois qui précèdent. Il réalise immédiatement que le Petit camp est sa mort assurée et décide qu’il faut passer au Grand camp. Il parvient à la Schreibstube et dit avec aplomb, en tchèque, pour ne devoir parler ni allemand, ni polonais : « Je ne veux pas crever, je suis un artiste, on crève là-bas… » Il apprendra -beaucoup plus tard- de la bouche de Jorge Semprun lui-même, présent lors de la scène, que celui à qui il adressait sa requête n’était autre que Jiri Zak. Il prend un morceau de papier et dessine un homme assis sur la table. Les hommes de la Schreibstube s’agglutinent autour de lui. Surtout ne pas se laisser distraire par leur curiosité. Une fois de plus, il joue sa vie. Quelques jours plus tard, un antifasciste allemand lui dit : « Retiens tout ce que tu vois et dessine ! Tu es notre appareil photo. » La résistance intérieure du camp accepte de le sauver à condition qu’il promette solennellement de témoigner avec ses pinceaux. Il promet, et dessine, tout en travaillant pour un Kommando de déblaiement : images à vif, instantanés de l’horreur, témoignages vivants du « photographe » de la résistance intérieure. De ses portraits, il subsiste un original, celui de Karl Straub, antifasciste allemand qui en a fait don au mémorial.
Puis commence sa deuxième marche de la mort, lors de son évacuation, le 8 avril 1945. De nouveau ses dessins sont laissés sur place. Il parvient à s’échapper de la colonne, non loin de Iéna. Stupeur, il voit défiler des jeeps et des camions arborant une étoile blanche : « C’est le plus beau film que j’aie vu de ma vie ». Les Américains l’intègrent dans leur unité, lui donnent un uniforme et le font monter dans un de leurs camions, en route vers Weimar… Accompagnant le lieutenant américain Solgen qui l’encourage à dessiner le plus possible tant que les souvenirs sont encore proches, il se rend à l’Ecole des Beaux-Arts de la ville et se procure pinceaux, tubes et papier. Ainsi ses souvenirs, d’abord dessinés à l’intérieur du camp, vont-ils connaître une deuxième vie, à l’extérieur du camp.
En juin 1945, Walter Spitzer débarque à Paris, avec pour seul bagage son uniforme américain et une vieille caisse à munitions allemande remplie de matériel de peinture.
La mémoire de la déportation doit à Walter Spitzer quelques œuvres saisissantes : trois sculptures en particulier, « Le Musulman », « Le Cri » où l’indicible se fait verbe, enfin celle, à Paris, du « Monument aux Martyrs de la rafle du Vel d’Hiv », inaugurée par Jacques Chirac en 1994. Quelques tableaux très forts aussi, dont « La chambre à gaz ». Une œuvre « invendable » disais-tu, Walter. Et tu ajoutais, pour expliquer le sens de ton témoignage, ce mot de Picasso : « L’art est une arme offensive et défensive ». Puissions-nous défendre tes couleurs et ta mémoire à la hauteur de ton art, de tes blessures et de ta vie ! Ciao l’Artiste.
Agnès Triebel
Walter Spitzer dans son atelier © Famille Spitzer
Statue du Musulman de Walter Spitzer © Jean-Luc Ruga
Monument du Mémorial de la Rafle du Vel’ d’Hiv’ de Walter Spitzer © Philippe Magnes